LE VOYAGE D'AUGUSTE LODÉ
en Nouvelle-Calédonie (de janvier à mai 1881)

 

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Auguste Lodé, né au village de la Poitevinière à Riaillé (L-I) le 22 octobre 1858 et décédé le 17 janvier 1927, tira un mauvais numéro. Il dut partir faire le Service Militaire. Affecté dans l'Infanterie de marine, il fut envoyé en janvier 1881 sur l'île de Nouvelle-Calédonie aux antipodes de la France. Son voyage aller qui dura quatre mois fut effectué sur le Tage, l'un des derniers voiliers opérationnels de fort tonnage de la Marine Nationale. 

Auguste prit des notes sur la vie et les évènements du bord et les recopia au propre, deux ans plus tard, dans un carnet que possède l'un de ses petits-enfants avec un tableau représentant le vaisseau le Tage. Le carnet contient également des copies de nombreuses chansons ainsi que des décomptes du temps de travail des journaliers du château de la Poitevinière datant de la fin du XIX° siècle.Auguste n'était pas allé très longtemps à l'école mais il savait transcrire le principal. Ses notes ne s'embarrassent pas d'études de caractères ou de mœurs. Il devait être un homme simple, honnête, sans complications. Vous trouverez donc un grand nombre de détails, écrits parfois avec humour sur la vie du bord. Son témoignage est intéressant, car il se contente de raconter ce qui lui apparaissait important. C'était tout simplement le quotidien de la vie à bord : manœuvres, nourriture, distractions, repos et… décès (8 dont 3 forçats, 2 matelots, 2 soldats et un enfant chez les passagers civils !).

 Vous découvrirez, en le lisant, que le bateau transportait plus de 1.100 personnes (420 hommes d'équipage, 400 passagers libres : soldats, gendarmes et surveillants de bagne ainsi que leurs familles et 312 forçats), jusqu'à plusieurs dizaines de bœufs vivants parqués dans des cages sur le pont (les cuisines utilisaient en moyenne un bœuf par jour !), le passage de la ligne de l'Equateur, l'inconfort des commodités de l'équipage, les craintes diverses et l'espoir de voir la fin du tourment arriver c'est à dire de pouvoir enfin reposer les pieds sur la terre ferme et oublier les nausées provoquées par le mal de mer !

 Vous pourrez également vérifier que le sobriquet de bœufs attribué encore de nos jours aux officiers mariniers (maîtres et second-maîtres) de la Marine Nationale provient de l'emplacement de leurs quartiers sur les grands voiliers. Ils étaient situés près des cages à bœufs arrimées sur le pont.

  Les différentes dates de repère sur la route du Tage sont :

 - 31 janvier 1881    Embarquement à Brest

- 04 février      Départ de Brest

- 06 février       Mouillage près de l'île d'Aix

- 13 février      Départ de l'île d'Aix

- 25 février      Arrivée sur l'île de Ténériffe (Canaries)

- 03 mars         Départ de Ténériffe

- 19 mars         Passage de la ligne de l'Equateur

- 26 mars         Passage au large de l'île de San-Salvador face à l'Angola

- 31 mars         Passage du Tropique du Capricorne

- 07 avril          Passage du Méridien de Paris

- 09 avril          Doublement du Cap de Bonne-Espérance

- 17 avril          Passage au sud de Madagascar

- 05 mai           Passage au large de l'île de Nouvelle-Hollande

- 14 mai           Doublement du Cap Sud (île de Tasmanie)

- 22 mai           Passage au large de l'île Norfolk

- 24 mai 1881          Arrivée à Nouméa

 

Libéré en 1884, après sept ans de vie militaire, Auguste se maria le 20 avril 1885 avec Maria Signorin et devint régisseur au château de la Poitevinière à Riaillé (L-I), propriété de la famille Durfort-Civrac de Lorges.

 

 Le voyage d'Auguste a été vérifié au Service Historique de la Marine. Le rapport de navigation du Commandant du Tage corrobore avec le récit.

Noël Bouvet le 1er juin 2001

 

 

Souvenir de la Nouvelle-Calédonie

 

Notes de Auguste LODÉ de la Poitevinière en Riaillé (L-I)

 

Voyage de France à la Nouvelle-Calédonie à bord du vaisseau le Tage commandé par Monsieur Guérin-Duvivier Capitaine de vaisseau

 

C'était le 31 janvier 1881 que j'embarquais pour la Nouvelle-Calédonie avec le 24ème Corps et la 6ème Compagnie dont je faisais partie. Il était environ deux heures de l'après-midi lorsqu'on entendit dans les chambres les sergents crier à tue tête : " Tout le monde sac à dos ".

 Ce n'était pas sans une vive émotion que j'obéissais, mais il fallait, oui il fallait obéir pour tout quitter, parents, amis, jusqu'à son pays pour aller dans une autre contrée presque sauvage et y risquer, pour ainsi dire, sa vie à 6.700 lieux de cette pauvre France que j'aimais tant et où mes parents versaient des larmes pour moi !

Enfin, on nous fit donc sortir dans la cour du quartier. On nous fit mettre sur deux rangs et là, notre Chef de Bataillon, accompagné du Lieutenant Colonel qui venait avec nous et quelques autres Officiers nous passèrent en revue. Ils nous firent quelques félicitations sur notre bonne tenue ainsi que quelques encouragements habituels. Un instant après, par un signal donné, la petite troupe s'ébranla, la grille d'honneur s'ouvrit et nous voilà partis, en disant adieu à nos amis qui nous saluaient de la main et à notre ville de garnison que, peut être, nous ne reverrions plus jamais ! 

Nous traversâmes donc la ville, musique en tête, où tous les habitants regardaient avec pitié passer leur Infanterie de marine qui paraissait, pour ainsi dire, comme l'oiseau chassé de son nid. Enfin, nous arrivâmes au port de guerre où une foule de personnes s'empressait d'accourir pour nous voir embarquer dans un remorqueur. Pendant l'embarquement, la musique jouait au son harmonieux de la Marseillaise comme pour retenir nos larmes. Nous partîmes par une pluie battante, comme un signe de bénédiction, et nous quittâmes peu à peu le port de Brest. Il était environ quatre heures du soir. Une heure s'était à peine écoulée, que nous abordions le Tage qui nous attendait en rade.

On nous fit monter aussitôt sur le pont précédés des Officiers qui nous accompagnaient. Le Capitaine d'Armes nous fit aussitôt mettre en ordre et nous plaça sur deux rangs. Il nous distribua des plats de dix hommes, c'est à dire pour manger dix ensemble. On nous fit ensuite descendre dans la batterie basse pour nous désigner nos postes de couchage. Et comme c'était la première fois que nous nous trouvions sans lumière, chacun se coucha tant bien que mal, soit dans son hamac où sur le plancher, la tête sur son sac. C'est là que nous vîmes le commencement de notre misère. Nous étions devenus des seconds matelots de pont et il nous fallut, comme eux, briquer le pont et les batteries et cela se renouvelait tous les jours. Nous étions engagés pour quatre mois ou plus dans le plus dur des métiers.

Comme nourriture, nous avions d'abord le matin le café et la goutte. A midi, nous avions le bouillon et la viande plus souvent de conserve que fraîche et qui parfois n'était pas très bonne. Le soir, nous mangions de ces fameux fayots qui avaient déjà fait plusieurs fois le tour du monde et même souvent des petits pois qui n'étaient pas moins mauvais, beaucoup d'entre nous n'y touchaient même pas. C'est ainsi que se composait notre nourriture journalière. Nous touchions un pain pour six à chaque repas et chacun deux quarts de vin par jour. Tout cela pouvait empêcher les indigestions ! Car d'abord le matin, avec le café, nous recevions des biscuits que beaucoup ne pouvaient pas manger, moi-même j'étais du nombre, surtout lorsqu'ils étaient remplis de vers à l'intérieur. Le dimanche, au lieu des fayots, nous avions du riz, ce qui était un peu préférable et le vendredi au lieu de la viande nous mangions des sardines. Il fallait environ pour la nourriture de tous, trois bœufs pour deux distributions, et malgré cela, la part de chacun n'était pas forte.

Le matin, aussitôt le réveil, c'est à dire le branle-bas qui était à six heures, tous les hamacs devaient être sur le pont et placés immédiatement dans les bastingages. Le lavage du pont s'effectuait de sept à neuf heures. A huit heures, distribution de l'eau douce pour l'équipage et la troupe. Chacun recevait, tout au plus, un quart. La distribution pour les Officiers et les passagers civils se faisait à trois heures du soir où on touchait un autre quart. L'eau pour le lavage du linge était donnée le lundi de chaque semaine pour l'équipage, le mardi pour la troupe et le mercredi pour les forçats. Tous les jours, il y avait inspection sauf le lundi et le samedi. Pour le reste de la journée, on était employé d'une manière ou d'une autre. Le soir à six heures et demie, il y avait également branle-bas et tout le monde devait être à son poste. Après la retraite sonnée, tout le monde devait monter aussitôt sur le pont. Alors, l'Aumônier récitait la prière, le Capitaine d'Armes faisait lecture des punitions à haute voix et tout cela se passait dans le plus grand des silences. Les hamacs étaient distribués et chacun descendait accrocher le sien à son poste pour y coucher.

Quoique embarqués le 31 janvier, il nous fallut rester en rade de Brest, si dangereuse par ses rochers noirs qui sont en grand nombre à fleur d'eau, jusqu'au 4 février, jour fixé pour notre départ à sept heures du matin. Deux remorqueurs vinrent à notre aide. C'étaient Le Souffleur et L'Infatigable. Ils nous entraînèrent au milieu des flots qui déjà faisaient effet sur quelques-uns uns d'entre nous. Au bout d'une heure environ, les câbles avec lesquels les remorqueurs nous entraînaient, vinrent à casser. Fort heureusement, nous avions déjà assez d'avance sur les rochers pour nous tirer d'embarras. Immédiatement, on appareille. On largue toutes les voiles et au bout de quelques instants, favorisé par la brise, nous continuons notre route. Nous voilà donc pour la première fois entre le ciel et l'eau. Nous avions à peine dit adieu à la Bretagne, que le mal de mer se faisait sentir et devenait presque général. Les baquets préparés pour cela se remplirent bientôt du petit déjeuner de chacun. Cela dura jusqu'à notre arrivée à Rochefort survenue deux jours après, qui mit fin à toutes ces mélancolies.

Le matin 6 février, on jeta l'ancre entre l'île d'Aix et celle d'Oléron à environ 400 mètres de la première où quelques marchands vinrent à bord apporter quelques provisions. Chacun n'hésitait pas à acheter soit du pain, soit tout autre nourriture préférable à celle du bord, car l'appétit n'avait pas tardé à revenir. Pendant notre séjour près de Rochefort, le Préfet maritime accompagné de son état-major passa en revue l'équipage de notre vaisseau. Le 8 février, embarqua un détachement de gendarmes et de surveillants de police ainsi qu'un détachement d'Artillerie de marine allant également en Nouvelle-Calédonie. Le lendemain, il fut embarqué des bœufs et des marchandises en grande quantité. Le 10, fut embarqué 312 forçats parmi lesquels se trouvaient les fameux Gilles et Abadie en provenance de l'île d'Oléron. Nous étions à cette époque 1.100 personnes sur le Tage. Le 13 du même mois, il fut donné l'ordre de partir. Le commandant du bord, M. Guérin-Duvivier, capitaine de vaisseau, passa une inspection générale. Après avoir constaté que tout était en ordre, il fit mettre les voiles au vent.

Il fallait donc se mettre en marche, quitter la rade de l'île d'Aix et jeter un dernier regard sur notre France et notre patrie qui peu de temps après avait disparue à nos yeux. C'est alors que beaucoup d'entre nous furent à nouveau atteint de ce maudit mal de mer et recommencer le manège qui de Brest à Rochefort avait été général. Le pire devait arriver dans le golfe de Gascogne qui habituellement est très mauvais.

Après quelques jours de marche en longeant les côtes de France, nous atteignîmes les côtes d'Espagne puis celles d'Afrique en nous dirigeant sur l'île de Ténériffe (Santa-Cruz) où nous arrivâmes le 25 février après avoir essuyé quelques petits coups de mer qui en premier nous faisaient ouvrir les yeux. Le lendemain, quelques-uns uns d'entre nous purent obtenir la permission de descendre à terre. Ils nous rendirent compte de l'aspect de cette ville qui de notre vaisseau nous paraissait très importante et assez gentille. Ténériffe située à l'ouest des côtes d'Afrique, au pied des montagnes dont le principal sommet, le Pic de Ténériffe, est connu depuis longtemps. Sa hauteur atteint 4.000 mètres et personne n'a pu encore y mettre le pied. Il est toute l'année couvert de neige. A l'époque où nous passions, il faisait déjà très chaud et, malgré cela, la couche de neige était encore fort épaisse. On récolte dans cette île des oranges, des bananes, des figues, etc. Les vignes donnent un vin blanc d'une qualité superfine qui éprouva plusieurs d'entre nous. J'aurais été heureux de pouvoir mettre le pied à terre pour me délasser de la vie du bord et, en même temps, la découverte de cette terre étrangère aurait été pour moi une consolation.

Pendant le séjour que nous fîmes à Ténériffe, il fut donné plusieurs fêtes à bord. Le Consul français et plusieurs notables vinrent y prendre part. A cette époque, avait lieu la fête du Carnaval qui est une des plus belles fêtes du pays, car tout le monde y participe. Le Commandant et presque tous les Officiers du bord ainsi que ceux de l'Infanterie de marine y prirent part en grande tenue durant tout le temps de notre séjour.

Le premier mars, fut enterré un de nos artilleurs de marine qui depuis son départ était atteint des fièvres. Il fut accompagné et porté au tombeau par ses braves camarades qui, en souvenir, lui payèrent une couronne d'immortelles. Il avait également une escorte de l'Infanterie de marine. Ce fut le premier qui mourut sur Le Tage. Deux autres furent envoyés à l'hôpital. C'était un vilain spectacle de laisser ainsi en terre étrangère, loin de leur patrie, ces pauvres frères d'armes. Le 2 mars, l'embarquement de 50 magnifiques bœufs fut fait et enfin, le lendemain, après une inspection du Commandant en chef, il fut donné ordre de partir.

Toutes les voiles furent promptement hissées et nous nous engagions à poursuivre notre route qui était à peine commencée. Mais malheureusement le vent ne fut pas très favorable durant quelques jours car la mer était unie comme une glace, ce qui nous obligea à côtoyer pendant quelque temps l'île. Enfin le vent reprit et cette fois, nous quittions la terre pour ne la revoir qu'à Nouméa. Cela nous parut bien long et pourtant il nous fallut du courage et de la patience, ce qui ne nous manqua pas et ne doit jamais manquer dans le cœur d'un soldat, surtout d'un soldat de l'Infanterie de marine qui doit toujours être prêt à braver les dangers présents sur les vastes océans.

Une inspection de santé fut passé par les médecins du bord pour les passagers civils et militaires. Le lendemain, ce fut le tour à l'équipage. Quelques jours après, il fallut reprendre l'exercice du fusil. Deux compagnies de fusiliers commencèrent à le faire sur le pont. Le lendemain 11 mars, la chaleur fut excessive, il fit une belle journée d'été. Dans l'après-midi, nous fîmes la rencontre d'un paquebot anglais, nous étions à l'ouest du Sahara. Ce bateau passa à environ 200 mètres de nous. Le dimanche 12, grande inspection par le Commandant en chef, le soir à deux heures ouverture du bal. Le lundi, à une heure de l'après-midi, apparition d'une chaloupe à moteur. Le lendemain, de grande chaleur, fut le premier jour où l'on nous fit mettre nos couvre-nuques. Les jours suivants ne se passèrent pas de même, car il fit mauvais temps. Toute la journée, il y eut grand vent et une pluie torrentielle nous arrosa pendant la nuit. Nous étions dans le parage du pot au noir (terme de matelot). C'est en c'est endroit, qu'en 1819, Le Novarin, transport maritime, faisant le voyage vers la Nouvelle-Calédonie eut sa mâture brisée. Plus tard, en octobre 1880, La Loire y essuya un coup de vent épouvantable. Les bouleversements atmosphériques sont assez fréquents dans ces parages et les torrents de pluie qui tombent sont si considérables qu'ils effacent presque complètement la lumière du jour. Nous marchions 15 nœuds à l'heure, c'était la première fois depuis notre départ de Brest.

Le jeudi 17 mars, commencement des douches pour la troupe, elles se firent ensuite tous les matins tant que durèrent les grandes chaleurs. Le lendemain, on commença à nous faire effectuer l'exercice du chassepot. Le passage de la ligne nous fut annoncé le lendemain, ce qui ordinairement est l'occasion d'une fête pour chaque bateau qui la passe. Ce fut à quatre heures de l'après-midi que l'annonce fut faite. Une baille d'eau et de petits pois avaient été hissées sur la hune d'un grand mât où se trouvaient plusieurs matelots dont l'un d'eux était déguisé en "Père de la Ligne". Muni d'un porte-voix, il s'adressa au Commandant en lui posant diverses questions, tout en lui souhaitant la bienvenue. Il lui annonçait qu'il était le Père de la Ligne, qu'il descendait de la hune pour nous honorer de sa visite et que si le cambusier avait besoin de petits pois, il pourrait lui en revendre vu qu'il en avait apporté en grande quantité.

Les matelots de la hune commencèrent à faire pleuvoir sur les passagers une dégringolade d'eau et de petits pois. Cet exercice dura jusqu'à la nuit et chacun alla se coucher en rêvant à la fête du passage de la Ligne qui devait avoir lieu le lendemain. La fête commença à midi par une magnifique cavalcade d'une vingtaine de figurants déguisés de toutes manières. Le Père de la Ligne et ses femmes, ainsi que les bonnes tenant les poupons dans leurs bras, étaient traînés sur un char par quatre crocodiles conduits par un flamboyant cocher avec une escorte de gendarmes. Une quantité de diablotins suivaient derrière le char distribuant, à droite et à gauche, dans les visages des curieux des poignées de farine et de noir de fumée, ce qui occasionna un tohu-bohu occasionné par les efforts de chacun pour éviter d'être fardé. On éleva, ensuite, une sorte de chaire à prêcher du haut de laquelle un Père capucin fit un sermon préparatoire à la grande cérémonie du baptême de la ligne dont voici les paroles :

"Royaume de l'Equateur, Cathédrale de la zone torride, le 19 mars 1881, grand sermon prononcé par Monseigneur l'Archevêque de la Ligne, Cardinal des Tropiques, grand Légal de la zone torride, à l'occasion du baptême de la ligne. Mei carissimi fratres

Mes très chers frères.

Je suis envoyé par la voix céleste, parmi vous, en grand jour de fête, pour vous donner quelques paroles de consolation et vous préparer à la grande cérémonie que nous allons célébrer. J'ai appris par la voix du Père de la Ligne, que depuis trois mois Le Tage avait pris armement, que l'équipage n'avait qu'à se louer de la manière toute paternelle avec laquelle il avait été traité par M. l'Officier commandant ce majestueux transport. Mais enfin, mes Frères, bien que l'équipage soit dirigé avec zèle et discernement par les autorités subalternes, il est bien dur pour ces pauvres matelots de s'entendre nommé par ce fameux cahier de punitions, entretenu avec zèle et rage par la gendarmerie du bord. Il est bien dur pour eux de se voir retirer ce malheureux quart de vin qui est leur vie et leur seul soutien. C'est pourquoi mes frères, je réclame la pleine et entière absolution et rémission de toutes les punitions avant d'entrer dans le Royaume de La Ligne, que chacun puisse larguer l'écoute de leurs joies sans amurer leur tafia ou leur vin et alors, mes frères, la joie de tout le monde sera à son apogée.

Si en ce jour de fête, mes frères, ils pouvaient enfreindre les saintes lois de la cambuse et recevoir quelques fins morceaux, dont les gourmands se réjouissent à l'avance, sans ajouter une minime parcelle, ils vous en seraient très reconnaissants. Et c'est alors, que tous les jours, vous les verrez se précipiter sur les drisses, amures, écoutes, cargues, palanquins et courir comme l'éclair .

Il y a aussi, mes frères, à célébrer ces employés de cambuse qui non contents d'introduire le pouce et parfois l'index dans la mesure, la laisse tomber avec fracas comme si c'était avec regret qu'ils donnent aux pauvres matelots la ration qu'ils attendent toute la journée avec une résignation digne d'éloges. Ils ne font cependant pas un crime, mes frères, comme beaucoup d'entre nous, ils connaissent le fameux proverbe "Charité bien ordonnée, commence par soi même"

Donc, à partir d'aujourd'hui, mes frères marins et soldats, que je n'entende plus parler que de généreux dons de nouvelles rations et non de ces infâmes retranchements qui font frémir tout citoyen français. Que le cachot soit supprimé et alors vous verrez le courage et la joie dans l'œuvre du brave équipage qui sera, au retour de cette longue et pénible traversée, plus glorieuse qu'au départ. Je vous engage, mes frères, à vous précipiter à pas lents à mettre en exécution tous ces bons conseils.

Avant de terminer, j'engage ceux d'entre vous qui n'ont pas encore reçu ce grand baptême de La Ligne, qui ne se reçoit qu'une seule fois dans l'existence, à s'y préparer en état de grâce, car quiconque, mes frères, s'en abstiendrait ne serait pas digne d'entrer au Royaume de La Ligne."

Ce fut donc après ce célèbre discours que le baptême commença. Ce baptême s'opérait de la manière suivante. Un siège à bascule fut installé au-dessus d'une sorte de grand bassin fait de toile à voile, lequel était rempli d'eau et constamment alimenté par des pompes. Le catéchumène était installé sur la planchette après avoir été bien barbouillé de noir et de farine, on lui faisait faire la pirouette et le voilà complètement submergé. Il s'en retirait après comme il pouvait. Le baptême fut général. Hommes, femmes et enfants, tous y passèrent sauf ceux qui avaient déjà franchi la ligne.  On commença par les officiers, les passagers civils, les gendarmes, surveillants puis militaires et matelots. Après, le soir, il y eut un grand bal. Où chacun, se croyant à terre, se mit à danser toute la soirée. La fête de La Ligne est presque générale et s'opère toujours de la même manière. Le lendemain, 20 mars, le bal continua et le soir il y eut un grand théâtre qui fut joué par des soldats et des matelots. Le lendemain nous vîmes apparaître un bateau anglais. Le 22 mars, le vent fut très favorable toute la journée. Et les jours suivants nous fîmes rencontre d'un paquebot américain et d'un vaisseau prussien en fin de journée.

De jour en jour, nous approchions des côtes d'Amérique [confusion de l'auteur, il s'agissait de l'Afrique !]. En longeant le Brésil [confusion de l'auteur, il s'agissait plutôt de l'Angola !], le 26 mars, nous passions en face de l'île de San-Salvador. Le dimanche, apparition d'un bateau américain qui fut suivie de l'ouverture de toutes sortes de jeux tels que leçons d'armes, "box dance", course en sac, papier russe, concours de mangeurs de fil, de mensonges, de grimaces et de chansonnettes. Tout cela fut suivi par une superbe et magnifique pantomime. Le soir, la fête se termina par un grand bal où les officiers de tous grades prirent part avec les dames passagères. Le 28, de très grand matin, nous vîmes un bateau passant très loin de nous. Dans la même journée, mourut l'un de nos premiers frères d'armes nommé Laforêt, soldat de notre compagnie qui après avoir reçu toutes les cérémonies militaires après plusieurs oraisons récitées par l'Aumônier du bord, fut jeté à la mer par un sabord le lendemain 23 mars en présence de toute la Compagnie qui lui rendit les derniers honneurs militaires. Ce fut un horrible spectacle pour nous de voir jeter au milieu du terrible océan un de nos frères d'armes, de le voir laisser loin de sa patrie et nous de continuer notre route en apercevant de loin les terribles requins se partager ainsi un de nos frères. Le sifflet de la mort, le roulement du tambour, nous faisait tressaillir le cœur car ni les uns, ni les autres, nous n'avions jamais eu vent de cérémonie aussi triste. Aussi, les larmes nous coulaient des yeux à torrents, car le cœur le plus dur n'aurait pu les retenir. Enfin, il fallait oublier ce triste moment de notre traversée. Plaignez, braves parents vos fils qui sont en mer !

Le mercredi suivant, le docteur et plusieurs officiers inspectèrent la nourriture du bord. Le soir, simulacre d'incendie, chacun se mit à son poste et en un clin d'œil toutes les pompes du bord fonctionnèrent. Ce qui dura une heure environ. Le 31 mars, nous passions le tropique du Capricorne et entrions dans les régions des brises fraîches. Le dimanche 3 avril à une heure du soir, ouverture du théâtre, un monsieur qui parle aux mouches suivi d'une pantomime des soldats d'infanterie et d'artillerie de Marine. Le 5, sur ordre du docteur, il fut jeté plus de deux cents boîtes de conserves alimentaires qui étaient complètement gâtées.

Le 7 nous passions le méridien de Paris et le lendemain on nous distribua des effets de laine tels que gilets, bas et caleçons rapport au froid qui nous annonçait l'approche du cap de Bonne Espérance. Le 9 dans l'après-midi, rencontre de deux bateaux marchands américains, nous gagnions un tiers de chemin sur eux tellement le vent nous était favorable. Peu de temps après, nous les avions perdus de vue. Ce jour là, le froid se faisait sentir. Le dimanche 10 avril, il y eu inspection générale du vaisseau par le Commandant en chef. Le lundi survint un petit ouragan presque toutes les voiles furent ployées. Il n'en resta plus qu'une au mât de misaine et une seconde au grand mât. Enfin, le 11 nous arrivâmes en face le cap de Bonne Espérance et le lendemain nous l'avions doublé.

Du 8 au 12, pluie et grand vent tous les jours. Le 13, mort d'un matelot et le lendemain le pauvre diable était jeté à la mer, comme l'avait été notre ami Laforêt, par un temps plus calme. C'était le jeudi saint, ce jour là. Il fit un jour de soleil qui nous réjouissait un peu malgré nos malheurs. Car il y avait plusieurs jours que ce beau soleil ne s'était pas montré à nos yeux. Le 16 avril, mort d'un forçat et celui là, le soir même, sans cérémonie fut aussitôt jeté après le branle-bas à la mer comme un chien. Voici son nom : Gaffionni Jean ex-employé des Postes, âgé de 29 ans, condamné à 20 ans de travaux forcés pour tentative d'assassinat. Aussi, nous disions de ceux là, il peut en crever tous les jours ! Le lendemain, qui était le jour de Pâques, il fit un roulis considérable comme il n'était jamais arrivé auparavant. Nous passions de l'Océan Atlantique à l'Océan Indien et le lendemain nous passions au sud de l'île de Madagascar.

Le 19 et jour suivant, reprise des grands vents et d'un froid glacial venant du sud occasionné parce que nous approchions du pôle pour chercher les vents alizés. Ce jour fut remarquable par la naissance d'un petit garçon, fils de M. Le Pergen gendarme allant en Calédonie. Le 20, continuation du froid, toutes les manœuvres étaient glacées, c'est là qu'on s'aperçut qu'il ne faisait pas bon de monter le quart sur le pont. Pendant la première quinzaine d'avril, nous vîmes une quantité de malamaks [albatros noirs ?] et d'albatros dont la grosseur dépassait celle d'une dinde. Les ailes de plusieurs d'entre eux dépassaient 3 mètres d'une extrémité à l'autre. La peau et les pattes sont utilisées pour faire des blagues à tabac. Le plumage de ces oiseaux est magnifique. Ils suivent les vaisseaux en mer pour glaner leur nourriture, jamais ils ne se posent à terre.

Le 21 avril, il fut jeté à la mer 400 boîtes de viande de conserves alimentaires qui étaient complètement gâtées. Dans la journée, le froid fut vif et dans la nuit il tomba de l'eau glacée. C'est à cet effet, que l'on nous distribua des capotes pour monter le quart sur le pont durant la nuit. C'est aussi à cette époque que l'on nous distribua du punch au commencement de chaque quart par rapport au froid. Cela dura jusqu'à ce que nous ayons retrouvé les pays chauds. Le même jour, à quatre heures du soir, eut lieu le baptême du nouveau-né dont le parrain fut le Commandant en chef et la marraine une dame passagère, ce qui occasionna un grand dîner chez le Commandant et tous les officiers y assistèrent ainsi que le père de l'enfant. En cette occasion, il fut donné la double à tout le monde sur le vaisseau, la double veut dire un quart de vin supplémentaire.

Enfin, après quelques jours de calme, le vent reprit le dimanche 24 avril et en même temps le froid se faisait moins sentir car nous commencions déjà à nous éloigner du pôle sud. Le 28, nous eûmes un grand roulis toute la journée. Dans la nuit du 25 au 26, il fit un vent épouvantable. La grande voile du grand mât fut déchirée. Durant ce roulis, la batterie basse ainsi que les cabines des passagers étaient continuellement remplies d'eau venant par les sabords. Ce roulis provenait d'un gros vent qui nous venait de l'arrière et nous filions 15 nœuds à l'heure. Le nœud est un terme marin, 3 nœuds font une lieue marine qui est de 5.569 mètres. Le lendemain, le roulis fut encore plus fort comme beaucoup de matelots n'en avaient encore vu. Du 29 au 30, roulis et orage toute la journée, la voile de misaine et le grand foc furent complètement déchirés faute d'avoir eu le temps de les ployer.

Le dimanche 1er mai, la tempête s'arrêta et il y eut une grande inspection par le Commandant en chef. La mer fut calme toute la journée, le même jour apparition d'un vapeur anglais allant à Nouméa et qui une heure plus tard nous laissait derrière lui après avoir passé tout près de nous comme pour nous souhaiter le bonjour.

Le lendemain, pluie toute la journée, le vent reprit mais dans la nuit du 2 au 3, il redevint bon et continua ainsi jusqu'au 5 sans interruption. A cette époque, nous arrivions en face de la Nouvelle-Hollande [Australie]. Malheureusement, le vendredi 6 mai, le vent cessa. La journée se passa presque sans bouger de place. Ce jour mourut un forçat : Soffain Antoine âgé de 17 ans, matricule C043, condamné aux travaux forcés à perpétuité pour assassinat. Il fut jeté à la mer comme un chien après le branle-bas du soir. Toujours sans cérémonie, quatre hardis comme lui l'attrapèrent chacun par un membre et le fichèrent à l'eau (Encore un assassin de moins, bon déjeuner pour les requins !). Jusqu'au 8 mai, la mer resta calme ce qui ne nous amusait pas beaucoup car nous aurions voulu être débarqués.

Enfin, par bonheur, le vent redevint favorable ce nous remit de l'espoir. Dans la nuit du 9 au 10 mai, nous eûmes un grand vent qui nous fit marcher à une vitesse épouvantable ce qui occasionna des avaries, car le 10 au matin la tempête venue du sud-ouest se leva et nous déchira la voile du grand mât. Alors, on fit aussitôt carguer toutes les voiles sauf la grand voile de misaine et le grand foc qui à eux seuls suffisaient pour faire avancer le vaisseau. Les vagues passèrent plusieurs fois par-dessus les bastingages ce qui prouve qu'il ne faisait pas bien bon sur le pont car il était complètement couvert d'eau.

Cela me rappelle qu'un jour, c'est à dire le 9 mai, j'étais allé avec mon camarade Garnier à la poulaine (lieu d'aisance) qui se trouvait à l'avant du bateau et nous nous étions bien installés tous les deux, puisque les besoins de la Nature l'exigent, avec plusieurs camarades, qui comme nous s'attachaient avec des cordes pour pouvoir nous soulager à notre aise, quant tout à coup, une lame de mer très forte, venant par tribord avant, nous culbuta de dessus notre trône où depuis un instant, accroupis, nous faisions nos besoins en examinant devant nous les montagnes de flots qui s'élevaient et qui parfois menaçaient de nous engloutir pour toujours. Ah ! Nous n'étions pas fiers, mon camarade Garnier et moi, tenant nos pantalons de grosse toile dans nos mains gelées par l'eau glaciale des océans étrangers qui nous mettait dans l'impossibilité de nous rhabiller. Pour rien au monde nous n'aurions voulu abandonner nos malheureuses culottes, mais cependant il le fallut car un immense coup de roulis nous entraîna tout au long des cuisines, les uns par-dessus les autres, le long des cages à bœufs et enfin le long des mâts, chacun se raccrochant à ce qu'il pouvait. Enfin, par de grands efforts nous arrivâmes à l'escalier qui nous conduisait à la batterie basse où nous regagnâmes bientôt le pont où se trouvaient la corderie, les logements des passagers, la boulangerie, la cambuse, la cabine des passagers de 2° classe, la cantine des Maîtres où nous nous sommes réchauffés près du four jusqu'à ce que l'on remonte pour nous changer d'effets. Voilà, mes amis, un épisode sur la vie en mer par fort mauvais temps !

Le roulis occasionne beaucoup d'accidents car l'un en tombant se casse un membre, l'autre tombe des hunes à la mer. Le même jour, c'est à dire le 9 mai, mourut un petit garçon âgé de deux ans, fils d'un surveillant M. Paillard. Le pauvre petit être fut jeté à la mer le 10 après de grandes cérémonies faites en son intention. Jugez braves lecteurs, les peines que durent éprouver la pauvre mère et le père de ce petit ange, en voyant leur enfant enveloppé dans une toile à voile, la tête seulement dépassant et attaché aux pieds un sac de sable suffisamment lourd pour permettre au cadavre de couler au fond des flots. Ce fut un drame horrible pour ces pauvres parents, qui venaient à peine d'éprouver le bonheur d'être père et mère.

A deux heures du matin, apparition d'un navire anglais allant dans le même sens que nous, le vent fut bon malgré une pluie battante qui dura toute la journée. Dans l'après midi survint la mort d'un pauvre matelot qui fut lui aussi jeté à la mer. Mais nous n'étions pas au bout de nos accidents, en voici un autre. Le lendemain la brise fut meilleure toute la journée, lorsqu'un triste accident vint mettre arrêt à notre marche. Vers une heure de l'après midi, un jeune gabier était occupé à travailler sur le mât de beaupré lorsque les pieds vinrent à lui manquer. Le malheureux tomba à la mer. Au même instant, un quartier maître qui travaillait à ses cotés se mit prestement à crier "Un homme à la mer !" Mais, il était déjà trop tard car le malheureux était déjà mort. Il s'était cassé les reins en tombant sur une grande chaîne de fer. Malgré cela le matelot, de faction à la bouée, coupa énergiquement la corde pour porter secours à son brave camarade. On fit aussitôt monter tout le monde sur le pont pour se mettre à la manœuvre. Chacun y mit du sien et en un clin d'œil le bateau fut arrêté. Aussitôt, la baleinière de sauvetage fut mise à la mer et quatre courageux matelots accompagnés d'un quartier-maître et d'un second maître partirent malgré les énormes vagues qui pouvaient les ensevelir comme leur pauvre camarade. Ils recherchèrent longtemps ce dernier, mais au bout d'une heure ils revinrent en ramenant seulement la bouée avec eux qui avait cessé pendant ce temps de lancer des flammes. Quant à ce pauvre matelot, il ne resta sans doute pas très longtemps entier car les requins ne manquaient pas en cet endroit. Voyant toute recherche inutile, le Commandant donna l'ordre de se mettre en marche. Alors le vaisseau fut aussitôt remis en manœuvre, on fit virer de bord et nous reprîmes notre allure habituelle.

Le même soir, mort d'un forçat, matricule C915, Tabouret Joseph, âgé de 42 ans, condamné à 30 ans pour meurtre. Encore un fayot envoyé à la mer ! Le 13 mai, nous arrivâmes en face de la Tasmanie (île de Dumenin) et la nuit suivante nous avions doublé le cap Sud passant de l'Océan Indien à l'Océan Pacifique et de là nous remontâmes droit sur la Nouvelle-Calédonie. Alors le Commandant, très satisfait de notre marche, surtout pour le passage du cap Sud dont il redoutait quelques mauvais coups de mer, fit donner la double à tout le monde sur le bateau.

Malheureusement cette marche ne dura pas longtemps, car dans la nuit du 19 elle fut interrompue par un temps calme et le vaisseau ne bougeait, pour ainsi dire, plus de place ce qui paraît arrive assez souvent dans ces parages. Cela ne nous égayait pas beaucoup car nous aurions aimé voir la terre de Nouméa, n'en ayant pas vu depuis  l'île de Ténériffe, malgré que nous soyons passé très près du cap Sud. Nous nous trouvions depuis longtemps dans la misère entre le ciel et l'eau et chacun se demandait si le jour viendrait où nous pourrions mettre le pied sur cette terre, par nous tant désirée, pour nous tirer de cet esclavage où depuis si longtemps nous étions plongés. Nous étions fatigués de la vie de matelot. Le lendemain, nous nous trouvions encore dans la même situation. Dés le matin, à peine la lune fut elle disparue, après nous avoir illuminés toute la nuit que déjà le soleil se montrait à l'horizon vermeil, annonçant une belle journée de printemps où le rossignol et la fauvette égrènent leurs accents joyeux. A peine le branle-bas sonné, tout le monde était sur le pont pour contempler le bienfait de la nature dont nous étions depuis si longtemps privé à cause des pluies fréquentes.

Dans la nuit suivante la brise redevint favorable, ce qui nous redonna un peu de courage. Le lendemain nous passions en face de la Nouvelle-Zélande. Le 18 mai, de deux à trois heures, simulacres d'incendie et de combat, tout l'équipage monta sur le pont sauf les matelots qui se trouvaient à la manœuvre dans la batterie basse. Le lendemain on se prépara pour le mouillage, les ancres furent retirées de leurs puits et amarrées. A une heure du soir, une visite sanitaire fut passée à tout le monde civil et autres. Le lendemain à 11 heures, rencontre d'un transport anglais venant de Calédonie. Le 19 mai, le soleil se leva à l'horizon avec un aspect merveilleux, d'une beauté magnifique, d'où ressortaient les nuages semblables à des roches pyramidales. Vers 10 heures on vit derrière nous un navire français, qui comme nous allait en Nouvelle-Calédonie, il était chargé de femmes condamnées et venait de Bordeaux. Ce bateau se nommait l'Ernestine. Nous étions tout près de l'île Norfolk qui appartient aux anglais et sert de résidence à leurs condamnés.

Nous aurions pu arriver le lendemain, si le vent eut été favorable mais nous eûmes un calme plat toute la journée. Le soir, avant la tombée de la nuit, des petits oiseaux vinrent se reposer sur notre vaisseau ce qui nous annonçait une terre proche et nous donnait espoir et gaîté. Le samedi 21 mai qui fut un peu plus favorable, apparut un bateau anglais allant à Norfolk. Le 22 mai la brise fut très propice car à huit heures cette île apparut à nos yeux et à midi nous l'avions presque perdue de vue. Il nous restait encore 103 lieues à faire, il nous fallait donc prendre courage. Le lundi 23, on fit tout pour préparer le mouillage et l'après midi on reçut l'ordre de faire les sacs ce qui ne fut pas long, car chacun ne tarda pas à préparer le sien. Nous quittâmes nos effets de bord dans l'espoir de ne pas les remettre de sitôt. Ils furent promptement roulés, ainsi que la capote, et installés sur le sac. Cela fut fait dans la joie et en un clin d'œil tellement on se dépêchait croyant déjà être prêts à débarquer ce qui ne fut fait que le lendemain.

De crainte d'arriver dans la nuit, on fit carguer toutes les voiles, de crainte d'aller nous briser sur les bancs de corail qui se trouvent en grand nombre à l'entrée de la rade et qui sont très dangereux. Après avoir contourné presque à la même place toute la nuit, ce ne fut que le lendemain à deux heures du matin que nous aperçûmes la lumière du phare et à dix heures la terre. Que de cris de joie et de satisfaction partirent du bâtiment en apercevant cette belle terre depuis si longtemps désirée. Enfin, une heure après environ, nous aperçûmes le pilote qui venait vers nous pour nous aider à traverser les dangereux bancs de corail.

A ce moment le vent nous était des plus favorable lorsque une avarie vint mettre arrêt à notre marche. La chaloupe dans laquelle était venu le pilote était attachée derrière notre bâtiment lorsqu'une forte lame de mer vint la frapper contre notre coque et la renversa. Quatre canaques qui se trouvaient dans la chaloupe furent jetés à la mer. Il fallut alors nous arrêter pour repêcher ces pauvres diables. Malgré la défense du pilote et le grand courage qu'avaient ces hommes presque sauvages ils furent bientôt montés à bord. Mais lorsqu'il fallut reprendre notre marche, le vent était contraire ce qui nous fit perdre notre route et nous ne pûmes arriver en rade qu'à quatre heures du soir.

Malheureusement, il fallut attendre le lendemain 25 mai pour débarquer et aller dans ce triste pays de Calédonie qui cependant allait devenir notre résidence et notre patrie. La nuit se passa comme d'habitude, mais avec plus d'espoir et sous un ciel magnifique. On commença le débarquement dés le matin. D'abord les condamnés qui allèrent en partie à l'île Nou près de Nouméa. Les passagers civils furent ensuite débarqués et après avoir pris notre dernier repas nous quittions ce vieux Tage à une heure de l'après midi et sans aucun regret bien qu'il ait été durant quatre mois notre soutien.

 Cette fois, nous débarquions en chantant la Marseillaise, nous étions tous contents de mettre le pied à terre !

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Annexe transmise par M. Henri Gotz :

 

Il s'agit d'un document, du Centre d'Archives d'Outre Mer (CAOM), concernant un forçat Auguste Récolet, qui fit le voyage sur le Tage en même temps que Auguste Lodé. Agé de 54 ans et père de 11 enfants, il avait été condamné au bagne à perpépuité pour meurtre et vol qualifié. Il mourut, le 27 janvier 1882 à l'île Nou, 7 mois après avoir été débarqué en Nouvelle-Calédonie. Le bagne était alors la "guillotine sèche" de la République Française de la fin du 19ème siècle.

Nous ne savons pas apprécier le progrès que fit notre civilisation depuis une cinquantaine d'années !

 

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