CHAPITRE VIII

 

~ DORA - REVIER ~

5 janvier au 24 février 1945

 

 

DORA

 

Début 44, ce commando de Buchenwald employa deux mille détenus à creuser dans la pierre à plâtre des tunnels et galeries sous la collines Himmelsberg (colline du soleil) pour l'installation d'une usine d'armement. Devant son importance, Dora devint à son tour le 28 octobre 1944 un véritable camp de concentration autonome avec ses propres commandos en se détachant de Buchenwald. En un an, au prix de milliers de victimes, cinquante mille mètres carrés de tunnels et galeries s'ouvrirent début 1945 à une usine fabriquant d'abord des missiles antichars (119).

 

Un tunnel de Dora

 

 

 

DIAGNOSTIC

 

Cette fois, je ne passe pas à la désinfection et incorpore l'infirmerie, en chemise.

 

Le Docteur GROENEVELD de Nimegue en Hollande, premier médecin détenu de cette infirmerie, maîtrise parfaitement le français. Il a obtenu des autorités allemandes qu'un bloc de l'infirmerie lui soit réservé pour les malades souffrant de rhumatismes aigus, de paralysie et de polynévrite.

 

Quand j'arrive, il interroge un jeune français sur l'origine de son mal. Je l'entends lui demander s'il n'a pas fait une maladie vénérienne.

 

C'est mon tour et je lui décris mes symptômes. Le diagnostic tombe vite.

 

 

- Tu as une polynévrite.

 

Cette fois, il est évident que j'ai affaire à un vrai toubib qui cherche également l'étiologie de ma maladie.

 

- As-tu fait une angine récemment?

- Lors de mon premier séjour à Wieda, j'ai fait 40° de fièvre et un mal de gorge qui n'a duré que quelques jours.

- C'est peut-être cela, mais as-tu fais d'autres maladies infectieuses?

- Oui, j'ai fait aussi une diphtérie dans mon enfance.

- Je penche plutôt pour une avitaminose B. C'est fréquent dans le camp.

 

L'infirmier du "Revier", auquel il me confie, m'amène dans la chambrée n° 8 où il n'y a, de toute évidence, pas de place pour moi. Il me fait coucher en surplus dans un châlit déjà occupé. Il y a des malades partout, entassés les uns sur les autres. Presque tous ces camarades ont subi des interventions plus ou moins graves. Je couche près d'un malheureux Belge qui a subi une gastrectomie totale et n'a pas le moral.

 

- Je n'ai plus d'estomac. Ils ont raccordé mon œsophage à mon intestin... et, en me donnant du Monsieur comme à un officier,... Monsieur, vous voyez comment on peut survivre dans un camp, sans estomac?... Je ne reverrai jamais mon pays!....

 

Tout autour de moi, des gens gémissent et les "Stubendienst », (120) de la chambrée leur crient dessus. Comment peuvent-ils insulter des camarades moribonds?... Heureusement, je ne reste pas longtemps dans cette mauvaise carrée et on m'incorpore assez rapidement à la chambrée n° 3.

 

(119 ) "Le Serment", n° 219, p. 14 et "La Déportation", 1967, p. 226.

 

 

 

CHAMBRE 3 et MES CAMARADES

 

Là, tout change. Certes, il y a du monde, mais la pièce, plus petite, ne donne pas l'impression de l'entassement de la 8. Le "Stubendienst-infirmier" autrichien, arrêté après l'Anschluss comme anti-nazi, voit les Français d'un bon œil et parle un peu notre langue. La plupart des malades sont d'ailleurs des Français. Louis-Ferdinand P ALLOC, journaliste à Montpellier est le plus ancien de la chambrée. C'est déjà un homme âgé qui souffre de rhumatisme articulaire (121).

 

Robert CASABONNE est un autre personnage très intéressant. Ancien chef de gare à Poligny dans le Jura, il a été arrêté avec sa femme. Elle est internée au camp de Ravensbrück dont il m'apprend l'existence. Elle lui écrit les nouvelles qu'elle a reçues de sa famille et qui sont dures à encaisser. Leur maison a été pillée et incendiée et leurs enfants ont été placés chez les voisins (122).

 

Philippe CAMBASSEDÈS, parisien très sympathique, s'est évadé du train de déportation, a été repris en Alsace et a été finalement interné à Buchenwald. Près de lui est installé Jacques DARVESNES, un autre jeune de La Rochelle. Dans le lit, au-dessus du mien, dort RAGOT, de Lille. Ancien de 14/18, il n'a pas un très bon moral. Tous les jours, il regarde la cheminée du crématoire, car sa hantise s'est d'y passer (123) !....

 

J'échange en petit nègre avec KRAVCHENKO (124), un jeune Russe, et avec Joseph WEISS (125), un jeune Juif hongrois de Budapest qui sont aussi très sympathiques.

Le fils du sculpteur français SOUDAN partage mon lit. Au bout de quelques jours, le médecin hollandais vient lui annoncer qu'il doit quitter notre baraque pour celle des contagieux, car on a trouvé des B.K (126) dans ses crachats. Je le vois partir en pleurant. Ce départ est d'autant plus pénible que nous formons un bon groupe de jeunes du même âge avec SOUDAN, CAMBASSEDÈS, WEISS, KRA VCHENKO, moi-même et un autre dont le nom m'échappe.

Enfin, il y a Émile MARCHANT, au moral du tonnerre, qui nous dit avec l'accent de Marseille:

 

- Moi, je suis américain.

 

Né aux U.S.A. de parents français, il a la double nationalité et, bien qu'habitant Marseille, il est tout à fin bilingue.

 

(120) Adjoint du chef de bloc

(121) Il restera, je crois, au "Revier" jusqu'à la Libération. Je lui écrivis à mon retour à l'adresse qu'il m'avait indiquée:" Préfecture de Montpellier,j'y suis bien connu"... Effectivement, je reçus sa réponse venant de l'Hôpital Bichat. (voir sa lettre en annexe)

(122) N'ayant pas reçu de réponse à mon courrier après la guerre, je ne sais pas ce qu'ils sont devenus.

(123) Il se laissa mourir lorsqu'il quitta le "Revier".

(124) comme ce soviétique dissident qui écrira plus tard: "J'ai choisi la liberté".

(125) Il était déjà difficile de retrouver des compatriotes revenus des camps. Après la guerre, le rideau de fer est tombé. Alors, j'avoue que je n'ai pas cherché à contacter mes camarades étrangers...

(126) bacilles de Koch de la tuberculose

 

 

TRAITEMENT

 

Dans cette chambrée, nous sommes très bien traités. Hélas, les médicaments manquent et, à chaque visite, le toubib renouvelle le même traitement aux rhumatisants:

 

- Zwei Salicyl. (deux aspirines)

 

Nous couchons sur des paillasses recouvertes d'un drap housse très propre et d'une couverture pliée dans une housse, elle aussi très propre, selon l’habitude allemande.

 

Chaque matin, j'ai droit à une tasse de lait frais qui est la seule source possible de vitamines. Je reçois aussi, très souvent, la fameuse soupe sucrée blanche, généralement à la semoule, dont tous les concentrationnaires, qui ont connu les infirmeries dans cette dernière période, ont parlé dans leurs souvenirs (127).

 

Au bout de quelques jours, on vient me chercher. On me couvre d'une couverture, car je suis quasiment nu et me conduit à un bâtiment tout neuf situé en haut de l'infirmerie. J'y passe sous différents engins à puissantes lampes à ultraviolets. Je crois que ces quelques séances participent à ma guérison. Il faut dire que pour une fois, j'ai tout ce que je peux espérer: le repos, la camaraderie, une meilleure nourriture et même un semblant de traitement. Je suis bien au chaud, car il fait toujours aussi froid dehors. La neige est tombée depuis Noël. Le thermomètre oscille entre -250 et -300 comme pendant les appels de Wieda. Alors, je pense à mes malheureux camarades qui travaillent dehors et je les plains de tout mon cœur.

 

 

CONVOIS D'AUSCHWITZ

 

Pendant ces rigoureux mois de janvier et février 1945, arrivent à Dora de misérables convois provenant d'Auschwitz. Je ne sais pas grand chose de ces camps, sauf qu'ils sont en Pologne. L'arrivée de ces convois indique bien que les Russes progressent (128) et envahissent la Prusse orientale... Comment les Allemands peuvent-ils encore croire à la propagande de GOEBBELS?..

 

Par la fenêtre de ma chambre, j'assiste, bien au chaud, à l'arrivée de ces malheureux dans le froid. La plupart du temps, les infirmiers du "Revier" les portent sur leur dos, car très peu d'entre eux peuvent encore se traîner (129). Il y a tant de morts dans les wagons qui les ont amenés que le crématoire ne peut tous les absorber.

 

On commence alors à les brûler en haut du camp en alternant les couches de bois et les couches de cadavres.

 

Chaque fois que je quitte ma chambre pour aller aux U.V. (rayons ultraviolets), je vois des cadavres le long des couloirs de l'infirmerie. Ce sont de véritables squelettes dénudés, sur la peau desquels on a tatoué leurs numéros matricule.

 

(127) J'ai lu, dans les récits des camarades de " Buchenwald - Block 34" qu'à la bonne période, les détenus recevaient souvent cette soupe le dimanche. Je n'ai jamais connu cela dans aucun autre camp.

(128) C'est en effet, à cette date, et seulement alors, qu'ils prirent Varsovie.

(129) Quelques jours plus tard, j'apprends de la bouche de l'un d'eux, dans quelles circonstances, ils ont été évacués.

 

  

 

COLIS – COURRIER

 

En février 1945, je reçois enfin une lettre datée du... 17 août 44. (130)

  

Carte de la Croix-Rouge de mai 1944

Accusé réception et lettre de la Croix-Rouge

 

Puis, j'ai la chance de recevoir un colis Croix-Rouge adressé par ma famille. Il a été plus qu'à moitié pillé. Mais que dire? J'en ai déjà reçu un de la Croix-Rouge Belge à Wieda. Via la Suisse, celui-ci m'apporte des produits américains, notamment du jambon en gelée... sucré..., mais j'ai faim, alors tout est bon!... J'en partage les quelques restes avec mes voisins.

 

(130) Comme nous l'avons vu dans l'article "le courrier" dans le chapitre '''Ma vie en commandos", la libération de la France a interrompu tout le courrier. Par exemple, la Croix Rouge expédia des lettres et cartes en août, septembre et octobre 1944, puis en mars 1945 qui ne nous furent jamais acheminées.

 

 

BIBLIOTHÈQUE

 

Quelques livres sont à la disposition des malades. Toutefois, faut-il en trouver écrits en français. Notre infirmier autrichien me procure" Till Ulenspiegel" dont je n'ai jamais entendu parler. J'ai la surprise de découvrir ce héros de l'indépendance des Pays-Bas y jouer mille tours pendables aux Espagnols occupant son pays. Ce livre "subversif' célèbre la résistance à l'occupation et l'oppression sanguinaire du Duc d'Albe. Qu'il circule librement dans un camp de concentration est en soi un mystère!...

 

 

LE LAGERKOMMANDO DE DORA

 

Le 24 février 45, je quitte l'infirmerie pour le repos du Bloc 27. Une véritable brute de "Blockaltester » (131) le domine et frappe à bras raccourcis sur les malheureux dispensés de travail. La distribution de soupe se fait à coups de louche sur le crâne...

 

J'ai le plus grand mal à me trouver une place en haut des châlits où s'entassent les détenus au repos... Au bout de deux ou trois jours, lors de la consultation à l'infirmerie, le médecin belge flamand qui est plus bête que méchant et parle à peine le français, m'examine. Il constate que je n'ai pas de fièvre, je n'en ai d'ailleurs jamais eu pendant toute ma polynévrite), me supprime mon repos et me renvoie au travail. Après ma déconvenue causée par la perte de mon repos, j'ai le plaisir de quitter le bloc 27 pour le bloc 110...

 

Curieusement, depuis mon arrivée à Dora, les commandos de Wieda ont été rattachés à Sackshaüsen! Pourquoi? Va savoir! Ils sont pourtant tout proches de Nordhausen...

 

Alors, comme je n'ai plus de commando extérieur, à l'appel on me garde au commando du camp. C'est finalement une grande chance, car tous mes boulots seront moins durs que ceux des commandos extérieurs dans lesquels on survit au mieux.

 

Evidemment, je subis les longs appels sur la place, mais, dès le début de mars, le soleil brille (132). Le plus dur de l'hiver est passé et début avril, il fait même chaud.

 

Au début, je balaye ou creuse aux environs de l'entrée du tunnel. Je ne vais d'ailleurs connaître que l'entrée de ce fameux tunnel. Une voie ferrée en sort sur laquelle de très longs wagons bâchés ' attendent pour transporter les V2 que je ne vois pas.

 

Jean CHARLES (133), un camarade de Sens (89), en profite pour ramasser des pissenlits plein sa musette. En vrai camelot, il les revend dans le camp en les valorisant de " Pissenlit de jardin". Au bloc, il se les cuisine en soupe avec les patates qu'on nous donne. Pour saler notre soupe, on se débrouille pour avoir toujours du sel au fond de nos poches, mais je ne me souviens pas comment. Pour calmer notre fringale, nous fumons aussi notre tabac, russe ou polonais, distribué à certaines époques et roulé dans n'importe quel papier.

 

(131) Détenu le plus âgé responsable du nettoyage et des effectifs du bloc

(132) Il brillera jusqu'à ma libération.

(133) Je l'ai quitté vivant à Bergen-Belsen, mais dans un état de très grande faiblesse. Lorsque j'ai écrit à Sens, en juin 1945, sa famille m'a répondu qu'il n'était pas rentré.

 

 On m'affecte aussi à l'entretien des allées du camp et à la corvée de charbon pour le crématoire où je monte un jour. Il fait très beau temps et personne ne me presse. Un peu sur la hauteur, je découvre l'ensemble du camp. J'entend le "Kapo" du crématoire et ses co-équipiers jouer de la musique avec des accordéons et des guitares. Çà doit les changer un peu de leur macabre besogne!...

 

Souvent, je transporte des ballots de vêtements, rayés ou non, depuis la désinfection jusqu'au magasin d'habillement et vice-versa. J'en profite pour me choisir un vieux manteau (que j'ai toujours) pour remplacer ma capote en fibre de bois. J'y récupère aussi un livre de prières des prisonniers (que j'ai toujours également) émanant de l'aumônerie qui gît par terre au milieu d'un certain fatras. Ce livre, destiné aux prisonniers de guerre, est, bien entendu, interdit dans le camp et j'ai du mal à comprendre comment il a pu arriver jusque là. À Compiègne, les livres de prières étaient tolérés. Comme ici on dévalise proprement tous les gens qui arrivent, j'imagine qu'un convoi est arrivé directement à Dora en venant de Compiègne. Pourtant, je n'ai jamais entendu dire que se soit arrivé, car ils passent tous d'abord par Buchenwald.

 

Je découvre une zone à l'abris des regards des sentinelles des miradors entre ce bâtiment qui contient des vêtements de rechange et les barbelés. Dès que possible, je m'y planque et pénètre même dans le bâtiment par une petite fenêtre. Quelques minutes de repos et de tranquillité sont toujours bonnes à prendre.

 

LES QUESTIONS DE L'OFFICIER S.S.

 

Le "Voreibeiter" qui m'attribue mes tâches, remarque que je porte des paquets assez gros, sans sourciller. Évidemment, j'ais repris des forces à l'infirmerie alors que mes compagnons sont tous très affaiblis. Il dit au "Kapo" :

 

- Ce gars là travaille comme un cheval.

 

Dès lors, je profite d'une certaine liberté pour aller et venir dans le camp, en faisant semblant de travailler. Un jour, il m'envoie chez les S.S, à l'entrée du camp. Là, un officier m'emmène dans un bureau et me dit:

 

- Zaube machen, c'est à dire, Nettoie; en mot à mot: "faire propre".

 

 

Je m'y applique de mon mieux et il revient. Il examine mon travail et a l'air satisfait. Une fois de plus comme ses autres compatriotes l'on fait quand je me retrouvais seul avec eux, il engage la conversation.

 

- Quelle est ta profession? D'où viens-tu?

- Je suis étudiant dentiste et j'habite Nantes.

 

Je le sens surpris par mes réponses. J'ai l'impression qu'il lui semble difficile d'admettre que ses internés ne soient ni des imbéciles et ni des sous-hommes! Pour lui et ses congénères, manipulés par le bourrage de crâne nazi, notre présence dans leurs camps est une énigme...

 

- Pourquoi ne sommes-nous pas convaincus de leur supériorité?..

- Pourquoi ne nous sommes-nous pas rangés à leur côté?..

- Pourquoi avons-nous fait cause commune avec les communistes, les soviets et les juifs ?...

 

Entrée du tunnel B3

Locomotive de Dora en 1945

 

 

 

JARDINAGE

 

L'État National Socialiste se détériorant progressivement, la vie dans les camps s'en ressent de diverses manières. Outre l'arrivée massive de convois en provenance de camps délocalisés, je me retrouve de plus en plus libre dans le camp, à condition de faire semblant de travailler. Avec mon camarade TESSIER de Thouaré-sur-Loire (134), nous nous occupons comme nous le pouvons, à l'entretien du camp entre les blocs et faisons à l'occasion, une espèce de jardinage. Bientôt, en échange d'aménagements autour de son bloc, un "Blockaltester" tchèque nous prend en amitié et nous donne du rab de soupe. Un jour, un S.S. reste en admiration devant notre travail. Sans se démonter, TESSIER lui annonce qu'il a été jardinier à Versailles. Le S.S. avale cette couleuvre sans tiquer et nous demande d'ajouter des fleurs (Blumen) en grand nombre. Il rêve!... Où pourrions-nous les prendre? .. Et je suis affligé de voir que ces curieux assassins puissent aimer les fleurs et les oiseaux, alors que la vie des hommes n'a aucune valeur pour eux!...

 

(134) Il habitait près du passage à niveau et devait être employé des Chemin de Fer de l'Ouest…

 

 

 

 

LES  ENFANTS

 

J'ai déjà vu déambuler dans le camp un très jeune Polonais de cinq ans, tondu et en vêtement rayé comme moi. Il sert un peu de factotum, allant d'un bloc à l'autre, faire les commissions de ces messieurs les anciens. Une fois de plus, je me demande comment le fameux "Grand Reich de mille ans" peut-il bien trembler devant un jeune polonais de cinq ans?

 

Au cours de mes petits boulots, je repère aussi un jeune juif français de quatorze ans arrivé d'Auschwitz. Je l'embauche au jardinage et partage avec lui les soupes du Tchèque. Alors il m'explique son épouvantable aventure:

 

Son père, boucher casher à Paris, et toute sa famille, ont été ramassés lors de la rafle du "Vel d'Hiv" que j'ai ignorée à l'époque. Arrivés à Auschwitz-Birkenau, lui et son père ont été séparés de sa mère et de sa jeune sœur, par le trop fameux" tri" : il n'a jamais revu ces dernières.

 

Ils ont d'abord été employés au camp. Puis, son père a été envoyé en commando. Hélas, d'après ce que des camarades lui ont appris, il y est mort d'épuisement... Resté seul, les autres juifs français du camp l'ont pris sous leur protection. Grâce à eux, il a survécu à l'épouvantable exode du camp. En effet, devant l'avance des Russes, les S.S. ont vidé Auschwitz de ses détenus et les ont jetés, les pieds dans la neige, sur les routes pour une marche forcée de plusieurs jours. Les internés adultes y ont retrouvé des colons allemands de Pologne fuyant l'avance soviétique dont ils ont été obligés de tirer les charrettes de fuyards.

 

Enfants déportés

 

Puis, après cette marche, les internés allemands (Deutschs) ont embarqué dans des wagons fermés, pendant qu'on plaçait les "Haftlings" sur des wagons plate-forme, malgré la température de -25 à -30°. Pour toute nourriture, ils n'ont reçu, au départ, qu'une boule de pain par personne. Aussi, mon petit juif, n'a dû sa survie qu'au sacrifice des adultes français de son wagon qui lui ont donné leur pain et l'ont couvert de leur veste, car ce terrible voyage a duré plusieurs jours. En arrivant à Buchenwald, qui avait déjà absorbé plusieurs convois, le leur a été refoulé et a abouti à

 

Nordhausen, au camp de Dora. Ces épouvantables pérégrinations expliquent l'état lamentable des survivants à leur arrivée en janvier et février derniers sous ma fenêtre. Quant à lui, il est l'un des seuls survivants de tout son wagon plate-forme.

 

Tout en haut du camp où je le raccompagne, une ou deux baraques sont réservées aux anciens d'Auschwitz... Lorsque je travaille hors des barbelés, je vois également tout un commando de gosses d'une douzaine d'années faisant la corvée de jardinage. Ce sont, paraît-il, des juifs hongrois ou bulgares parqués dans une partie du camp réservée aux enfants (135).

 

 

TRAVAILLEURS ÉTRANGERS

 

Comme à Buchenwald, près de la prison (Bunker), un second camp spécial est réservé aux prisonniers de guerre soviétiques qui portent toujours leurs uniformes en loques avec un "KG" dans le dos (136).

 

J'ai aussi la surprise de voir débarquer tout un commando de travailleurs étrangers. L'usine MESSERCHMIT de Leipzig où ils travaillaient, a été écrasée sous les bombes alliées. Les Nazis l'ont déplacée dans la partie non occupée du tunnel de Dora. Si bien que ces victimes du Service du Travail Obligatoire deviennent à leur tour des internés en étant au contact de secrets militaires... Seules différences avec nous, ils peuvent garder leurs cheveux et leurs capotes ne portent qu'un matricule sans triangle, car ils n'ont évidemment pas de motif de condamnation. Quant à leur nationalité, elle n'est pas spécifiée.

 

Jean GROSMAITRE

 

Avec quelques uns d'entre eux dont Jean GROSMAÎTRE (137) et François GARROTÉ, un jeune basque, je forme une bonne petite équipe amicale. Un jour, je rencontre Pierre ZILLER (138), de Marseille, employé à "l' Arbeitsstatistik". À la vue de mon matricule"44 000" comme le sien, il sait que j'ai fait partie du même convoi du 27 janvier 1944 que lui. Il m'interroge sur mon périple depuis Buchenwald. En apprenant que je suis étudiant dentiste, il m'indique que LAVAL, .le dentiste de l'infirmerie, est français. Je m'empresse d'aller le rencontrer. Il me reçoit, nous discutons et je découvre qu'il a connu le Dr Henri MAINGUY, mon grand-père, médecin dentiste, fondateur de l'école dentaire de Nantes.

 

Nous sympathisons. Il va essayer de me faire nommer comme son assistant à l'infirmerie. Malheureusement, lors de sa demande, il se heurte à un problème administratif, car le Polonais recruteur de Nixei m'a enregistré comme" travailleur sans spécialité". Je ne peux donc incorporer l'infirmerie et je suis très déçu (139).

 

(135) Je suis étonné, quand je lis les récits faits par des camarades de Dora, de ne pas voir mentionné ce camp spécial..

(136) Je suis étonné que les récits des camarades de Dora ne le mentionne pas non plus...

(137) J'ai correspondu avec lui après la guerre et ce cher garçon m'a été reconnaissant de notre amitié. Gentiment, il m'adressa sa photo en tenue Il Haftling".

(138) Comme je l'ai appris depuis par les récits sur Dora, ZILLER était au courant de pas mal de choses et savait que les S.S. du camp tenaient à ménager les Français et autres occidentaux, pour pouvoir, éventuellement, entrer en négociation avec les Alliés. Par contre, leur attitude se durcissait de plus en plus vis-à-vis des Russes qu'ils redoutaient et détestaient par dessus tout.

(139) En fait, cela n'a plus grande importance, car nous approchions de la fin du martyr!

 

 

"HORRIBLE REPRÉSENTATION"

 

Vers la fin mars, "ces messieurs" nous rassemblent au complet sur la place d'appel. Comme à Buchenwald dans les grandes occasions, la musique joue des airs martiaux, bien qu'ici la tenue des musiciens soit un peu différente. Au cours de ce très long appel, les haut-parleurs nous débitent le compte-rendu de décisions du Tribunal Militaire de Berlin condamnant à mort certains internés du "Bunker", en majorité de nationalité russe. Les Français semblent épargnés (140)...

 

Puis avec effroi, je vois les malheureux condamnés sortir de la prison en file indienne, bâillonnés et les mains attachées dans le dos. Sur la place d'appel, les potences sont dressées à notre gauche devant les bureaux S.S. où je suis allé faire le ménage et devant le bordel que les Allemands ont installé en hauteur.

 

Le sadisme Nazi

 

Alors que nous sommes au garde à vous, les S.S. s'amusent sadiquement à passer lentement dans nos rangs en nous regardant dans les yeux, comme pour choisir une proie. Soudain, ils s'arrêtent devant un jeune Russe, le ligotent et le bâillonnent malgré ses protestations vite étouffées. Cette manière de procéder pour choisir un des condamnés dans nos rangs, alors qu'il est aligné avec son commando, m'apparaît particulièrement odieuse dans cette macabre "représentation"

 

Puis, la musique reprend et les malheureux montent sur un banc. Les bourreaux leur passent la corde au cou. Le banc est ensuite renversé par un S.S. et les suppliciés se balancent avec des soubresauts.

 

Quelle horreur!... Je suis bouleversé!... Qui n'a assisté à ce genre d'exécution aura du mal à l'imaginer!

 

Comme d'autres condamnés doivent encore être exécutés, les six premiers sont dépendus. Un S.S. tire une balle dans la tête de ceux qui bougent encore. Ainsi, la "séance" peut continuer.

 

Lorsque cette atroce mascarade est enfin finie, tous les commandos doivent défiler devant les potences et la charrette qui contient les premiers exécutés. Les S.S. sont hilares et plaisantent entre eux. Ils ont bien raison d'en profiter, car, très bientôt, ils n'en auront plus l'occasion!...

 

 (140) Sans doute pour les raisons que j'ai évoquées plus haut au sujet de ZILLER.

 

 

 

LES ÉVÈNEMENTS SE PRÉCIPITENT

 

Les évènements se précipitent, car les Alliés ont passé le Rhin. J'espère que j'entre dans la dernière phase de mon calvaire.

 

Néanmoins, le jour de Pâques, les Allemands organisent une partie de foot sur la place d'appel. Les "Kapos", leurs adjoints et chefs de bloc, tous en bonne santé, tapent de bon cœur dans le ballon. Pour agrémenter cette fête, les malheureux Tziganes, internés avec leurs instruments, sont obligés de jouer de leurs violons et guitares.

Un autre signe des temps, les « Deutchs » (141) sortent du camp. J'assiste au spectacle de leur exercice militaire autour du camp en me planquant derrière la baraque du magasin d'habillement où je fais semblant de travailler. Cela me réjouit de constater que l'armée allemande en soit rendue à récupérer ses internés allemands pour les incorporer dans ses rangs. Quel comble! Elle en est vraiment rendue à la dernière extrémité!...

 

Ce qui me réjouit moins, c'est que depuis quelques jours, la nourriture manque. Bientôt le pain devient si rare qu'on nous distribue des patates à la place.

 

Le 1er avril, des avions alliés mitraillent les miradors du camp. Je me planque dans ma baraque dans laquelle les Français ne sont pas très nombreux et où je couche auprès d'un petit Russe. Presque tout le "commando d'entretien du camp" est regroupé dans ce bloc 110. Le soir, nous entendons la radio allemande lancer des airs guerriers. Nos traducteurs nous apprennent que GOEBBELS appelle tous les Allemands à la défense du Reich, particulièrement les anciens et les tout jeunes en formant la "Volkturne". Cet appel aux jeunes de douze à quatorze ans pour défendre l'Allemagne me remonte le moral!...

 

A partir de ce 1er avril, les commandos ne retournent plus ni à l'usine, ni dans le camp: nous ne faisons plus rien. Les jours suivants, les avions alliés reviennent et bombardent Nordhausen. La fumée des incendies est visible du camp (142)

 

Enfin, le 4 avril, les haut-parleurs convoquent tout le monde sur la place d'appel pour l'évacuation. Alors, chacun se précipite dans son bloc pour prendre ce qu'il a laissé. Comme moi, beaucoup se rendent au magasin d'habillement pour s'équiper. L'entrée étant trop encombrée, je rentre par la fenêtre de l'arrière par laquelle je passe quelques fois pour me planquer (143) et me saisis d'une paire de chaussures italiennes (144) qui vont m'être bien précieuses pendant l'exode.

  

(141) Internés allemands

(142) Depuis, j'ai appris que de nombreux camarades y trouvèrent la mort, car certains y travaillaient dans un commando et, d'autre part, il y avait un camp dit "de repos" où on laissait les gens mourir lentement avec des rations de misère. Mais, il n'étaient pas tous morts quand survinrent ces bombardements.

(143) Quand je suis du "commando d'entretien du camp", j'essai le plus souvent possible de me cacher pour être tranquille et souffler. Si les S.S. ne me regardent pas, je passe alors par cette fenêtre et je reste planqué.

(144) Je les ai toujours.

 

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