MES SOUVENIRS DE CAPTIVITÉ
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4ème PARTIE:
ÉVACUATION - LIBÉRATION
CHAPITRE I
~ DU 4 AU 10 AVRIL 1945 ~
RASSEMBLEMENT ET DÉPART
Sur la grande place d'appel de Dora, le rassemblement par blocs se déroule presque sans appel. Cette fois, non alignés, nous tournons le dos aux logements S.S. et faisons face à l'"Arbeitsstatistik". Par la fenêtre de ces bâtiments, les Allemands balancent des quantités de documents qu'ils brûlent en plein air. Je me dis:
- Ils brûlent tout. Si nous n'en sortons pas vivants, comment nos familles pourront-elles savoir ce que nous sommes devenus?
En rangs par cinq, nous partons vers la sortie du camp où on nous distribue à chacun un pain militaire et une boîte de conserve de viande (142).
- Pourquoi cet exode?
Nous franchissons les limites du camp. Devant les entrées de l'usine, les camarades qui fréquentent habituellement le tunnel, m'apprennent que les rames de wagons bâchés que nous voyons servent à expédier les fusées. D'ailleurs, sous ces bâches, l'équipement de charpente en berceau aux deux extrémités de ces wagons, ne laisse aucun doute sur leur fonction. Je monte sur le même wagon plate-forme que plusieurs Français dont Henri BERTHOMÉ de Nantes et nous nous faisons la même réflexion:
- Si les Anglais savent à quoi servent ces wagons, nous sommes bons pour être mitraillés ou bombardés.
Au bout d'une heure ou deux environ, ma rame s'ébranle:
- Vers quelle destinée?...
Lentement, mon convoi circule à travers la terre allemande. Tantôt, il parcourt des paysages industriels ravagés par les bombardements où des usines ne présentent plus que leurs carcasses métalliques tordues et fumantes. Tantôt, il traverse de petites gares et des villages perdus, encore paisibles et calmes, où des enfants allemands ( "Quel heureux âge!" dirait ma mère) dévalent sur les fesses les pentes qui bordent la voie ferrée dans l'ignorance de ce qui les attend. Tantôt, il longe des champs de pommes de terre bordés de tas de cailloux où chaque mètre carré labourable a été conquis sur les caillasses.
LE JUIF POLONAIS
Souvent, mon convoi s'arrête puis repart, sans que je puisse savoir pourquoi. Après trois jours et trois nuits de voyage, je ne sais plus très bien où nous sommes, bien que les bâches mal jointes me permettent de voir la campagne. J'ai peu mangé, mais je n'ai pas su résister à la boîte de bœuf en conserve et je suis pris de coliques. Mes camarades me le reprochent.
Derrière moi, un juif polonais, que je connais depuis le "commando d'entretien du camp" de Dora, a déjà perdu un peu la tête. Notre départ l'effraie et il ne veut absolument pas admettre que notre évacuation est due à la fin du conflit. Au déclin du jour, nous nous asseyons pour dormir, car il n'est pas question de faire autrement. À ce moment, il commence à se débattre et à crier. Aussitôt, nos gardiens S.S. nous menacent de tirer dans le tas, si nous ne rétablissons pas la tranquillité. Alors, nous sommes obligés de le réduire au silence. Je lui bloque les jambes et les autres s'assoient carrément sur lui. Je pense que leur poids sur sa poitrine doit l'empêcher de respirer, mais au moins il ne crie plus et les S.S. se calment. Hélas, le lendemain matin,.. il est mort.
Trajet de Dora à Bergen-Belsen |
Entre deux alertes, notre convoi fait une halte dans une petite gare. C'est l'unique fois où nous allons pouvoir aller chercher un peu d'eau à une pompe et encore, tous ne peuvent pas s'y rendre. On me réquisitionne pour porter le corps de ce malheureux polonais dans un wagon destiné à recevoir les cadavres en tête du train. Encadrés par des S.S, avec plusieurs camarades des autres wagons, nous les y transportons car ils ont aussi des morts. J'y retrouve le fils du parfumeur François COTY que j'ai déjà cité au premier chapitre de Buchenwald.
(142) C'est tout ce que nous toucherons avant longtemps…
HAMBOURG
Après six jours et cinq nuits de trajet, nous arrivons dans l'immense gare de triage d'Hambourg, située à dix-sept kilomètres de cette grande ville intensément bombardée. Les voies en sont tellement encombrées qu'il n'y a plus moyen d'approcher de cette métropole où il semble que les Nazis voulaient nous rassembler. Des convois militaires, de marchandises, de prisonniers de guerre et de prisonniers politiques occupent toutes les voies. À quelques quarante à cinquante mètres de nous, dans un convoi de la Croix Rouge, je contemple avec amertume des quantités de colis qui nous étaient destinés et dont nous ne verrons jamais la couleur. Les pillards et les bombes s'en chargeront.
Après plusieurs heures d'attente, mon convoi repart dans l'autre sens. Nous parcourons, à nouveau, le Hanovre et traversons les mêmes champs déjà rencontrés. Encore une nuit et nous nous arrêtons dans une petite gare en rase campagne, non loin d'un camp que nous allons rejoindre à pied.
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CHAPITRE II
~ BERGEN-BELSEN ~
10-15 AVRIL 1945
Camp de prisonniers devenu camp de concentration en 1943 avec un effectif de 15 227 internés fin 1944 et de plus de 50 000 en mars 1945. Début 1945, un second camp fut installé à quelques kilomètres pour recevoir les déportés déplacés des camps d'Auschwitz, Buchenwald, Dora, Dachau, Sachsenhausen, Neuengamme... vidés à l'approche des Alliés. Cet afflux dantesque provoquera une effroyable tragédie puisque le 15 avril 1945 les Alliés libérant le camp y découvrirent 23 200 victimes (143) ni incinérées ni ensevelies mortes dans les dernières semaines. Les épidémies y régnant, pour éviter leur propagation toute la région avait été déclarée Zone Franche (sans combat) entre les belligérants.
MARCHE FORCÉE
Le débarquement s'opère sur des quais de marchandises semblables à ceux de Buchenwald. Pour nos geôliers, ils sont bien assez bons pour le "Mench Material" (matériel humain) que nous sommes.
Après quelques minutes de marche, nous rencontrons une troupe de prisonniers de guerre français. Ils se dirigent vers la gare que nous venons de quitter et vont probablement monter dans nos wagons. Nous échangeons rapidement quelques propos. Leur moral est au plus haut, car ils envisagent la fin de leur longue captivité de près de cinq années comme très proche. De plus, ils sont moins mal traités que nous. Je sais cependant quelles épreuves ils ont subies au moment de leur capture et qu'ils ont aussi connu des marches mortelles, comme nous allons à nouveau en vivre une.
Un peu plus loin, nous croisons un convoi hétéroclite de juifs hongrois déportés récemment à l'intérieur du Reich. Les plus âgés et les enfants sont entassés sur des charrettes au milieu de matelas, de couvertures et du bric-à-brac habituel de ces convois désolants. Les autres marchent à pied. Eux aussi sont dirigés vers le train que nous venons de quitter (144).
Quant à nous, nous devons marcher d'un bon pas et il n'est pas question de tourner la tête ou de regarder en arrière. Nos S.S. sont bien pressés.
- Pourquoi sont-ils si pressés?. .Pour être bientôt battus et prisonniers?
Ils ne le savent certainement pas. En fait, ils sont comme d'habitude pressés d'obéir, comme ils ont appris bêtement à le faire, sans réfléchir, ni raisonner (car réfléchir, c'est "strict verboten! ".)
Empêtrés dans une défaite qui les assaille d'est en ouest et par le sud, il ne leur reste plus que la Baltique pour aller se noyer et nous avec eux. Aussi, sont-ils très nerveux et nous harcèlent-ils avec véhémence et sans pitié, ne tolérant aucun arrêt. Ils abattent sans sourciller d'une balle dans la tempe tous ceux qui n'avancent pas. Soudain, j'entend un coup de feu tout proche. Au bout de quelques pas, je vois, couché à ma droite dans le fossé, un homme en habit rayé avec la tempe transpercée. Le sang gicle à flots de sa mortelle blessure. Malgré toutes les horreurs dont je suis le témoin bien involontaire, je n'oublierai jamais celle-là!
(143) " La Déportation", 1967, p. 229-230
(144) Je n'ai jamais su qui des prisonniers de guerre ou des juifs hongrois avaient repris notre train, ni même, si ce convoi avait été réutilisé.
ARRIVÉE À BERGEN-BELSEN
Enfin, nous arrivons dans une sorte de village. Le long de bâtiments en béton, s'ouvrent de longues allées bétonnées. Ce sont les casernements s.s. qui bordent le sinistre camp de concentration de Bergen-Belsen (145).
La plupart de ces allées portent des noms évocateurs: "Adolf Hitler Strasse, Goering Strasse, etc." Les bâtiments ont, presque tous, été évacués par les Waffen S.S. qui se sont repliés devant l'avance alliée. Il en reste une poignée pour nous garder. Derrière les barbelés, de malheureux moribonds végètent dans le camp.
Nous ne franchirons pas ces barbelés, car le typhus sévit dans ce camp. Nos foudres de guerre du IIIème Reich n'ont peur ni des tanks, ni des canons, mais des microbes, alors là, mes enfants, c'est leur grande terreur!.. "Le sauve qui peut!"... Presque la débandade!...
En fait, cette terreur nous sauve, car nos geôliers nous abandonnent progressivement, en nous faisant bientôt garder par l'armée hongroise, encadrée seulement par quelques S.S. pour nous empêcher d'aller répandre nos microbes dans la campagne environnante.
Malheureusement, nous n'avons toujours rien à manger. Au bout de deux jours, une seule et unique distribution, réduite à cent cinquante à deux cent grammes de pain par tête, nous est accordée. J'apprend assez vite que le médecin S.S. de Dora qui nous accompagne, a refusé de nous distribuer le reste du pain qui nous était destiné, car il a été empoisonné sur ordre d'HIMMLER. Nous devons être bien gênants pour se débarrasser ainsi de nous par la porte ou par la fenêtre. Quant à ce médecin, en voilà un qui n'est pas complètement fou! -Les Anglo-canadiens vont lui en tenir compte quand ils lui mettront la main dessus.
Mais, devant l'avancée alliée, les ordres, comme en 40, sont de tout faire sauter: bientôt, il n'y a plus ni eau, ni électricité. Nous mourrons de soif. Comme il n'y a plus de chasse d'eau, les magnifiques chiottes des s.s. débordent et il faut marcher carrément dans les excréments pour aller se soulager. Nous n'avons plus de pain, hormis le pain empoisonné. Il faudrait que les fours puissent être allumés pour en recuire, mais ils sont électriques.
Heureusement, après un ou deux appels, on nous flanque carrément la paix. Assez vite, les bâtiments se couvrent de drapeaux blancs et bientôt les S.S. disparaissent un à un. Seuls, les gardes hongrois sont encore visibles (146).
Hélas, une certaine anarchie s'installe à l'intérieur des casernes à la suite de ces désaffections. Des règlements de comptes ont lieu. Des "Kapo" sont défenestrés et massacrés. Les musiciens tziganes se font voler leurs instruments. Il y a des bagarres. À la limite du camp, les gardes hongrois essayent d'empêcher les "Hiiftlings" d'aller piller les fermes environnantes (147). D'autres découvrent, dans les casernes, des rutabagas que les S.S. ont entassés. Hélas, ces sales "rutas" vont leur porter sur les tripes!... Comme il y a déjà pas mal de dysentériques, cela ne fait qu'aggraver les choses et, bientôt, le typhus réussit à franchir les barbelés et s'installe également chez nous.
Nous entendons, tous les jours, le canon qui se rapproche; puis (148) il cesse complètement. Pour certains, ce silence est un nouveau motif de désespoir alors que c'est tout le contraire. Ils se disent:
- Si les combats s'éloignent, c'est que nous sommes perdus!
(145) Où moururent tant de gens dont la petite Anne Franck. Tout cela, nous l'apprenons peu à peu.
(146) Nous l'apprîmes par la suite, à cause du typhus, un accord sanitaire était intervenu entre les anglo-canadiens et les Allemands. Bergen-Belsen était devenu zone franche et devait être libéré sans combat. Enfin, la raison l'avait emporté grâce aux microbes!.
(147) J'ai su que certains Russes y parvinrent dans les derniers jours!
(148) A cause de la zone franche
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CHAPITRE III
~ LIBÉRATION ~
15 AVRIL 1945
15 mois après mon arrestation le 15ème jour à 15 heures.
Le 15 avril 1945 à 15h, le soleil est de la fête,. mais ce n'est pourtant pas encore la fête. Le silence qui succède aux échos de guerre conduit certains au découragement. Après six jours d'un voyage éprouvant, n'ayant presque rien mangé et n'ayant rien à boire, nous sommes dans un état de très grande faiblesse fatale à beaucoup de camarades.
Soudain, j'entends le bruit sourd de blindés défilant devant la porte du camp et me précipite hors de mon bloc 75. Je veux courir vers les grilles. Des gars crient:
- Ils arrivent...
Je fléchis un peu sur mes jambes et je me dis:
- Vas-y voir, mais vas-y lentement...ce n'est pas la peine de te flanquer par terre!
-
J'arrive aux portes des casernes. Il n'y a plus personne pour garder l'entrée. Et, alors, je vois... Oui, je vois, devant mes yeux éberlués, des chars défiler avec leur étoile blanche.
- Les Alliés sont là!... Mon cauchemar se termine!... Je suis vivant!... Je suis vivant!..
Je retourne à mon bloc, aussi vite que je peux en titubant un peu. J'y retrouve certains camarades affalés par terre, comme je les ai quittés, et je leur dis:
- Ils sont là!... Ils sont bien là, les Alliés... C'est vrai/.;. Je les ai vus!...
Beaucoup de mes pauvres camarades ne me croient pas...
Peut-être vous sera-t-il difficile à vous qui me lisez, à vous mes enfants et à vous tous mes chers proches, de comprendre dans quel état de misère physique et de désespoir moral sont parvenus mes camarades, au point de ne plus pouvoir croire en la bienheureuse réalité. Ils ont dépassé le stade de la "désespérance"...
DÉSESPÉRANCE ET PETITS BONHEURS
Comme je l'ai écrit tout au long de mes souvenirs rapportés tant bien que mal, les illusions et les enthousiasmes des débuts lors des premiers revers essuyés par nos ennemis, ont été suivis de tant de désillusions que ces espérances, trop prématurées, ont abouti à une épouvantable et profonde désespérance. Notre terrible affaiblissement physique, consécutif à un jeun prolongé et à des jours et des nuits de pérégrinations incohérentes, vous permettra peut-être de mieux comprendre l'état dans lequel se trouve mes malheureux camarades (149).
Bergen-Belsen le 15 avril 1945 |
Je dois la vie à ceux qui me libèrent. Bientôt, j'apprend avec satisfaction que ce sont des Anglo-canadiens de l'Armée du Maréchal MONTGOMMERY. Ils nous traitent extrêmement bien et font tout ce qu'ils peuvent pour nous.
D'abord, ils nous apportent de l'eau avec des camions citernes et nous offrent leurs propres rations, bien insuffisantes pour nous sauver tous. Ensuite, ils nous trouvent de la nourriture, du lait en boîtes et des conserves prélevées dans les réserves allemandes. Enfin, réquisitionnant les derniers S.S. restés sur place et des civils allemands des environs, ils leur font nettoyer le camp, transporter les morts sur des brouettes et les enterrer, en leur rendrant les honneurs. Hélas, lors de ces inhumations, ces braves libérateurs ignorant tout de l'univers concentrationnaire ne relèvent pas les numéros matricules et les lettres de nationalité de chaque cadavre. C'était le seul moyen d'identification ultérieure pour les familles (150), mais l'urgence est ailleurs.
Au bout d'un ou deux jours, ils remettent le service d'eau. Ceci nous permet, non seulement de vider les toilettes, mais, également, de prendre enfin des douches pour lesquelles chacun reçoit une serviette et un vrai savon blanc comme ceux d'avant-guerre: un savon qui mousse... Je n'en ai pas vu un seul comme çà depuis quatre ans.. .Quel délice!...
(149) Jean COMBEAU, mon ami de St-Mars-la-Jaille, m'a décrit l'état dans lequel il se trouvait au camp de Sambostel dans les derniers jours de sa captivité. Il m'a dit que, grâce à la vigilance de certains de ses amis, il n'avait été pas assimilé à un mourant pour lesquels on ne peut plus rien. Dans sa description, j'ai revu alors l'état de certains camarades à Bergen-Belsen. Quoique moribonds à l'arrivée de nos libérateurs, ils étaient encore vivants, mais ils ne sont jamais rentrés.
(150) L'ont-ils fait? Du moins, je ne l'ai pas su. Si oui, comment expliquer le désarroi des familles auxquelles je me suis adressé après mon retour en croyant que leurs déportés étaient rentrés? Je les avais vus vivants à Bergen-Belsen et pourtant leurs familles n'en ont jamais eu aucune nouvelle.
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CHAPITRE IV
~ LE RETOUR ~
MESURES DRACONNIENNES
Nous ayant ravitaillés, nos libérateurs nous désinfectent avec des poudres insecticides saupoudrées sous nos vêtements, sur la poitrine et dans le dos.
Les hommes à peu près valides sont sélectionnés selon leur nationalité, car des accords internationaux (151) régissent notre rapatriement suivant nos origines: les occidentaux sont rassemblés dans certains blocs et les orientaux dans d'autres. Il n'est pas question de laisser les gens choisir leur camp. Les Polonais ou les Russes ne sont pas admis à l'Ouest et vont être livrés à STALINE par des" échanges"…
Les ressortissants libérables immédiatement sont regroupés dans le bloc de leur pays: Belgique, Hollande et le 91 de la France.
N'étant pas trop mal en point (tout est relatif), je bénéficie du premier départ de Français et de Belges vers l'Ouest qui ne survient malgré tout qu'au bout d'une semaine. Les Alliés consacrent ce temps à relever mon identité et à apprécier mon état sanitaire. Puis, ils me remettent une index carte qui peut me permettre de regagner directement mon pays si je le désire avec l'aide des "Allied-expeditionary-forces". En fait, je m'en remets à l'organisation des Alliés.
Index Card |
À ma sortie du camp en camion militaire, je constate que les britanniques vérifient et inspectent chaque camion entre leurs roues. Je réalise alors que sous chaque véhicule, des Russes se dissimulent pour fuir leur patrie et passer à l'Ouest. Ils savent parfaitement que STALINE n'a jamais admis la présence de "patriotes" dans les camps.
Pour STALINE, un bon soviétique est un soviétique vainqueur ou mort, mais pas prisonnier!...Si j'ai connu certains communistes reconnaître cette réalité, beaucoup hélas l'ont niée!
(151) Les accords de Yalta et de Postdam que nous ignorions alors, sont à l'origine du fameux "rideau de fer". Ce que j'écris peut paraître dur, car ces accords étaient normalement assortis de conditions démocratiques prévoyant des élections libres dans les pays de l'Est. Nous savons aujourd'hui ce qu'il en fût. En attendant, les internés n'avaient pas le libre choix de leur destination... Ces mesures draconiennes décidées par les politiques aboutirent à créer après la guerre, dans tout le centre Europe, ces camps de personnes dites "déplacées" qui, à mes yeux, furent une honte pour l'humanité!!!.
EMBARQUEMENT
Grâce au regroupement par pays, j'ai la grande joie de retrouver des camarades dont je suis séparé depuis longtemps. Hélas, s'ils ont survécu physiquement, certains ont déjà peu de souvenirs des premiers instants de leur captivité. Ainsi des camarades du Block 61 comme, par exemple, Bernard HILGER, coiffeur à Cirey-sur- Vézouze, Auguste Le BELLÉ de Rennes ou Maurice VEYSSIÈRE de Saint-André-les-Vergers (Aube) ne se souviennent même pas de l'Anglais ALEIN, de ROJAS, de MAHEUX ou de GONORD qui étaient à leur table... Que dire d'Émile MARCHANT qui, se sentant plus anglo-saxon que français, malgré son accent marseillais, fait état de sa nationalité américaine en espérant un traitement de faveur de nos Libérateurs…
Par contre, j'ai le bonheur d'être à nouveau entouré d'Henri BERTHOMÉ (152) de Nantes, de Julien TESSIER de Thouaré, de François GARROTÉ, de Jean GROSMAÎTRE et de bien d'autres.
Deux jours avant mon départ, au son des "Cocoricos" de certains "Grands Résistants Français » (153) présents à Bergen, heureux de se rassembler autour de leur héros dont le nom de guerre était "PONCARRAL » (154), j'ai le grand réconfort de suivre une messe en plein air. L'aumônier militaire de l'armée hongroise qui la célèbre, nous donne une absolution collective méritée, dit-il, par les souffrances que nous avons endurées. Solennellement, il. nous distribue la communion. Je sors d'une Église de catacombe pour retrouver l'Eglise Sainte Catholique Apostolique et Romaine.
Ce grand réconfort est aussi un viatique pour le voyage qui m'attend.
Par contre, dans cette euphorie générale bien compréhensible, je suis particulièrement surpris de voir des gens comme Monsieur CHANDON (155), de la firme "Moët & Chandon", vouloir venir célébrer notre libération avec des caisses de son champagne. Ce manque de réalisme me sidère.
(152) Parti depuis 1947 à Lorient.
(153) Certains chefs de la Résistance libérés avaient consciences de leur importance et se mettent en avant dès ce moment.
(154) PONTCARAL était le chef de la Résistance. Son surnom lui venait d'un colonel d'Empire illustré dans un film de 1941-42.
(155) Interné libéré, il propose aux Alliés d'envoyer un télégramme à son entreprise pour demander qu'on lui envoi à Bergen-Belsen un chargement de champagne des ses caves.
LE VOYAGE
Hélas, la guerre n'est pas encore terminée. Les Alliés poursuivent la lutte jusqu'à la capitulation sans condition (156). Les routes ont beaucoup souffert des combats et aucune communication n'est possible avec l'arrière. Les convois de camions vides descendant s'arrêtent souvent pour laisser passer les camions de ravitaillement et de munitions des colonnes montantes, car l'état de la voirie ne permet pas le croisement. On m'explique que je ne pourrai donner de nouvelles à ma famille avant Bruxelles, ma destination. Les Anglais me font attendre plusieurs jours avant de me rapatrier.
Mon voyage de retour n'est donc ni rapide, ni confortable. De plus, je souffre de dysenterie et j'ai le foie en compote. Le transport en camion sur des routes défoncées que des civils allemands requis par les Britanniques, sont en train de ré empierrer, n'est pas vraiment un voyage d'agrément. Les arrêts sont fréquents pour passer un gué ou un pont provisoire ou pour laisser la priorité aux colonnes montantes.
Quelques petites "distractions" viennent quand même l'agrémenter. Étant à l'arrêt dans un hameau, les anglo-canadiens nous laissent descendre et nous incitent, même, à aller nous ravitailler chez l'habitant. Conforté par ces encouragements, j'entre avec les copains chez des villageois dont le caveau regorge de victuailles. Nous sommes dans le Hanovre, près de la Frise, zones essentiellement agricoles. Dans cette Allemagne où il n'y a, soi-disant, plus grand chose à manger, nous faisons main basse sur ce que chacun peut attraper.
Vu mon état, je n'ai pas très faim et je me contente d'un bocal de sucre en poudre et d'un autre de crème fraîche. Les copains se sont jetés sur la charcuterie. Les propriétaires de cette exploitation lèvent les bras au ciel, tout comme leur fille terrorisée à qui nous ne risquons pas de faire du mal, et nous disent:
- Alle veg! Alle veg!, ce qui veut dire : Tout est parti! Tout est parti!
J'espère bien que ces pauvres gens ne sont pas morts de faim des suites de notre pillage. À l'inverse de ses compatriotes, le Pasteur de ce village nous ouvre grandes les portes de sa maison et nous distribue tout ce qu'il a. Aux anciens déportés qui quittent sa demeure, il fait même de grands signes d'au revoir et d'amitié...
Un peu plus loin, en traversant un village plus important, nous constatons l'effroi des habitants qui se sont réfugiés chez eux. Certains camarades ont ramassé des pierres à l'arrêt précédent. Les Anglais le savent et ont compris leur intention. Aussi, devant chaque vitrine de magasin, ils ralentissent pour que les tireurs puissent atteindre leur objectif pour leur plus grand plaisir. Cette dégringolade des vitrines rappelle "la nuit de cristal", mais cette fois de jour et contre les premiers agresseurs... Pour ceux qui ne le savent pas, "la nuit de cristal" fut en 1933 une des premières manifestations anti-juives des S.A. (157) qui cassèrent et pillèrent bon nombre de vitrines de magasins juifs.
La nuit venue, nous nous arrêtons dans le village de Sullingen. Nous campons tant bien que mal et nous ravitaillons sur le pays: nous nous installons autour d'un feu et mangeons une poule horriblement dure attrapée dans une basse-cour. Heureusement, nos rapines de l'après-midi sont de meilleure qualité. Pour ma part, je me contente de ma crème et de mon sucre en poudre. Hélas, cela n'améliore pas mon état digestif et le lendemain soir 25 avril, je suis heureux d'arriver dans un vrai Centre d'Accueil où l'Armée et la Croix Rouge m'apportent un peu de secours. On m'y bourre de charbon animal pour tenter d'enrayer mes dérèglements intestinaux.
(156) Rappelons qu'elle n'eut lieu que le 8 mai suivant.
(157) Parti politico-militaire, les Section d'Assaut correspondaient au gros des troupes nazis précédant la prise du pouvoir par HITLER.
BAPTÊME DE L'AIR
Bien que le confort de ce Centre soit encore rudimentaire, il se révèle une halte et un repos bien appréciables.
Le lendemain matin, après quelques kilomètres, notre convoi s'arrête en pleine nature. Que se passe-t-il encore?...
Les Anglais passent le long du convoi et nous comptent. Les camions de tête font demi-tour. Étant dans l'un d'eux, je suis un peu inquiet. Qu'est ce que cela signifie?..
Au bout de peu de temps, nous arrivons sur l'aérodrome de campagne de Rheine, dans l'ouest de l'Allemagne, situé non loin de la frontière des Pays-Bas.
Nous descendons des camions et rejoignons quelques Dakotas (avions militaires de transport de troupes). Je grimpe à l'échelle de l'un d'eux et m'installe sur une banquette le long de la carlingue, comme un para que je ne suis pas. Les dés sont jetés, je vais m'envoler et effectuer mon baptême de l'air. J'ai beaucoup de chance car je parts tout de suite pour Bruxelles.
Le Dakota ne possède que de tout petits hublots qui me permettent cependant de voir le paysage et de distinguer les terres cultivées et les .rivières. Une petite appréhension m'envahit:
- Ce serait bien le comble si au moment d'être définitivement rapatrié, mon avion se cassait la figure.
Mon abdomen et moi-même apprécions de glisser dans les airs, au lieu d'encaisser tous les cahots des routes défoncées, dans des véhicules au confort rudimentaire.
Vers le soir, nous atterrissons sur un autre aérodrome militaire. J'apprends vite que je suis près de Bruxelles. En attendant l'arrivée de cars militaires, nous sommes reçus dans une sorte de cantine. Les premiers Belges que nous y rencontrons nous interrogent, puis nous apprennent que cette zone a souffert des attaques allemandes et a reçu quelques V2, notamment sur une école. Nous apprenons ainsi que toutes les V2 n'étaient pas dirigées uniquement sur l'Angleterre.
BRUXELLES
Les cars arrivent enfin. J'en suis heureux, car je suis très fatigué. À Bruxelles, on me dépose dans un Centre d' Accueil local de la J.O.C. où je trouve un bon lit avec des draps bien propres. C'est mon retour à la civilisation!...
Le lendemain, je sors en ville avec les copains. Dans le quartier, nous sommes littéralement assaillis par les Bruxellois qui se disputent l'honneur de nous offrir de l'argent, des cigarettes et des bonbons. Si nous entrons dans un café, nous ne pouvons pas payer les consommations.
Au déjeuner, nous recevons la visite de l'Ambassadeur de France à Bruxelles. Il nous lit un message d'accueil de la part de de GAULLE et nous clamons tous:
- Vive de Gaulle!
Il nous annonce aussi que nous nous rendrons, après ce déjeuner, au Monument du Soldat Inconnu Belge.
Je n'oublierai jamais ce 27 avril dans les rues bruxelloises!! ....
Je fais parti des premiers rapatriés des camps de la mort et l'empressement constaté le matin se reproduit tout le long de notre défilé. Il est même amplifié, car la foule est dense.
On me jette des bouquets de fleurs. Les mamans me tendent leurs bébés et, partout, des drapeaux et des fleurs me saluent. Sur mon passage, les gens dévalisent les boutiques pour pouvoir me tendre ou me jeter, non seulement des fleurs, mais des cigarettes, des pâtisseries, etc. ..
La cérémonie au Monument est simple et émouvante. Elle ne dure pas trop longtemps, car nous sommes si faibles. Après la dislocation, avec Henri BERTHOMÉ, j'entre dans un café où les mêmes faits se reproduisent. On se dispute encore pour payer nos consommations.
De nombreux Juifs belges nous demandent, avec insistance, des nouvelles des leurs:
- Avez-vous connu Untel? ou Unetelle? etc.
Obligés de répondre par la négative, j'explique qu'il y avait de nombreux camps, que nous avons été envoyés dans divers commandos et que nous ne pouvions connaître tout le monde. Avec Henri, je suis très ému de ces douloureuses sollicitations et inquiétudes que nous ne pouvons calmer.
La multiplicité de ces interrogations nous fait découvrir, à nouveau, le problème de la déportation des juifs dont si peu sont revenus. Comment dire à ces gens que leurs compatriotes juifs des camps polonais que j'ai vus arriver à Dora étaient les rares survivants de conditions épouvantables que j'ai décrites plus haut?
Au Monument du Soldat Inconnu Belge |
Message de Mme Renée DESCAMPS |
Pour rentrer, nous voulons nous payer le tramway. Impossible, car le receveur refuse notre argent tout comme celui des autres voyageurs voulant également nous l'offrir. Devant son refus, ils le mettent dans nos poches.
C'est fou!
158) Le journaliste a indiqué par erreur le 24 avril dans la légende au lieu du 27.
LE TRAIN DE RETOUR
De retour à l'accueil, j'apprends que le départ pour la France n'aura lieu que le lendemain, mais qu'il y a un train pour Lille le soir même. Je m'inscris immédiatement avec quelques camarades et nous partons pour la gare. Nous n'avons pas besoin de prendre des billets, on nous les donne.
Je saurai le lendemain que nos noms ont été diffusés par la voix des ondes et que ma famille lilloise a eu la grande joie d'apprendre ainsi mon arrivée à Bruxelles.
Nous nous installons dans un compartiment de troisième classe. Nous ne sommes plus dans les wagons à bestiaux, serrés comme des sardines. Après une heure et demie de trajet nous arrivons à Lille. Il est près de minuit et la gare est presque déserte. L'accueil diffère de celui des Belges car seules de braves dames dévouées nous reçoivent et nous indiquent que nos familles ont été prévenues de notre arrivée. Il faut coucher là en attendant le matin.
LA FAMILLE
Le matin du 28 avril, au Palais Rameau, on me redonne une carte d'identité. Je passe à nouveau à la désinfection et aux douches... Pendant ma douche, j'entends mon nom appelé par haut-parleur.
Ma famille est là! Je me rhabille au plus vite avec la chemise et le costume Pétain que l'on vient de me distribuer.
Je me précipite et vois, devant moi, ma petite sœur Solange. Nous nous étreignons lentement, fortement. Je suis immédiatement inquiet:
- Maman n'est pas là?
Que de choses ont pu se passer depuis que nous ne pouvons plus correspondre!... Heureusement, Solange me rassure immédiatement:
- Maman est à Nantes. Elle est prévenue et sera là demain.
- Mais pourquoi est-elle allée m'attendre à Nantes alors que, je le sais, elle est à Lille depuis janvier 1944?
Enfin, ce n'est pas grave. Le résultat, c'est que le lendemain, c'est moi qui vais l'attendre à la gare. Je termine rapidement les formalités, car les personnes qui s'occupent de moi comprennent ma hâte de me retrouver en famille. Outre le costume Pétain (ainsi appelé parce qu'il était prévu pour le retour des prisonniers de guerre), je reçois un colis de la Croix-Rouge, mille francs et une carte de rapatrié. Elle va me permettre, vis-à-vis des autorités et des administrations, d'arguer de ma qualité d'ancien déporté. En attendant le distinguo entre "déporté politique" (Juif, Communistes) et "déporté résistant" qui n'interviendra que quelques années plus tard et nécessitera l'établissement de plusieurs dossiers, je suis, comme mes camarades, étiqueté "déporté politique".
Dans la hall d'entrée du palais, je retrouve mes cousins Mado et Jean DUCHATELLE, ainsi que mon parrain Gabriel VANDEVOORDE, le frère de Maman.
Quelle joie!
LILLE
Et voilà, c'est fini! J'arrive enfin à Lille, au 126 bis, avenue de Dunkerque, où j'aurais dû passer le Noël 1943 : J'ai évidemment pris un peu de retard!...
Vous imaginez l'accueil de tous les miens et les retrouvailles avec ma chère Maman. Ici, comme à Bruxelles, mes oncle, tante, cousins, cousines, voisins, voisines, rivalisent de générosité envers le déporté. Mais, ici, ce n'est plus la foule anonyme, c'est la famille et ce sont les amis qui me gâtent!
Les jours suivants, j'écris dans toutes les directions à ceux que je crois rentrés. Les nouvelles arrivent au compte-goutte. Beaucoup de camarades ne sont pas encore revenus. D'autres ne reviendront pas. Le courrier est lent. Les voies de chemin de fer sont encore en triste état et les trains ne sont pas rapides.
Il y a encore beaucoup de tickets de restriction, mais, pour le rapatrié que je suis, on double ou triple les quantités. J'ai encore de la chance!...
En plus, la guerre n'est pas finie. Il s'en faut encore de quelques jours. J'apprends que des forteresses allemandes sur la Manche et l'Atlantique comme Dunkerque, Lorient et Saint-Nazaire tiennent toujours... C'est à peine croyable!
Enfin, on apprend le suicide d'HITLER et son remplacement par l'Amiral DÖNITZ (159).
Puis, le 8 mai 1945, l'Allemagne capitule enfin. Hélas, la guerre continue dans le Pacifique et l'Indochine française n'est pas encore libérée.
Après tous les copains perdus en Allemagne, je vais encore en perdre en Indochine comme Jacques BALLET et Jean EON... Mais, ceci est une autre triste histoire!
Après un mois de repos à Lille, je rentre à Nantes au début de juin 1945.
(159) Déjà, avant notre départ de Bergen-Belsen, j'ai appris la mort de ROOSEVELT remplacé par TRUMAN.
COURRIER DU RETOUR
A mon retour à Nantes, j'écris à tous mes camarades dont j'ai l'adresse ou quelques renseignements permettant de les localiser. Beaucoup hélas ne me répondront pas car ils ont disparu dans la tourmente. J'ai le bonheur de rester en contact avec beaucoup d'autres.
Ci dessous, vous trouverez deux exemples de courrier qui me firent chaud au cœur.
D'abord la lettre réponse de M. Adolphe LE GOAZIOU du 20 juin 1945 à ma lettre lui annonçant mon retour de captivité. Il avait été mon co-détenu d'une aide si précieuse dans la cellule 85 de la prison Jacques Cartier à Rennes en décembre 43 et janvier 44.
Lettre de M. LE GOAZIOU 1/4 |
Lettre de M. LE GOAZIOU 2/4 |
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Lettre de M. LE GOAZIOU 3/4
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Lettre de M. LE GOAZIOU 3/4
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Lettre de Ferdinand PALLOC 1/2 |
Lettre de Ferdinand PALLOC 2/2 |
LÉGION D'HONNEUR
Je n'ai jamais cherché les honneurs. Mon gendre étant alors à l'École Militaire de St-Cyr pouvait profiter pour son avancement des honneurs militaires rendus à sa famille, alors je me suis laissé décoré le 15 octobre 1978 par mon ami le Docteur Jean COMBEAU de St-Mars-la-Jaille.
Le 14 octobre 1978 | Allocution du chevalier de la Légion d'Honneur |