CHAPITRE V

 

 ~ RETOUR À BUCHENWALD ~

1er au 13 juillet 1944

 

Vue aérienne de Buchenwald en 1945

 

Le 30 juin, environ deux cents d'entre nous dont des Italiens, sont triés pour un nouveau transport et se retrouvent dans quatre wagons à bestiaux dans les mêmes conditions que pour le voyage à Dora. Cette fois, le voyage est plus court, car nous allons simplement à Buchenwald.

 

Au camp de quarantaine, le bloc 63 est plus haut que le bloc 61 et ses châlits sont moins inconfortables pour dormir que les précédents. Ces baraques (96) sont d'anciennes écuries de l'armée polonaise.

 

Dès le lendemain après l'appel, Claude GONORD débarque dans ma baraque muni d'une boule de pain bien venue pour moi qui viens de jeûner à nouveau. Ces retrouvailles me réconfortent énormément d'autant que Claude me dit d'emblée:

 

- Cette fois, tu ne repartiras pas!

  

 En effet, les jours suivants, il intervient auprès d'amis français pour m'affecter à l'usine de Buchenwald (97). Il m'invite à le rejoindre dès le soir même à son bloc 34. En été, les journées très longues permettent, après l'appel, de bavarder un peu dans les blocs. Profitant du passage des corvées, je me faufile dans le grand camp plusieurs soirs de suite attentif à passer inaperçu des "Lagerschutz"; sinon gare à mes os.

 

Châlit du musée de Buchenwald

Général Claude VANDERMEERSH en 1980

 

Un soir, j'arrive au bloc de Claude où toute une aile est occupée par des Français. Parmi eux, un petit groupe s'est formé autour du Lieutenant Claude VANBREMEERSCH, jeune officier sorti major de sa promotion de Saint-Cyr en 1939. Arrêté en voulant passer en Espagne, il est arrivé au camp en décembre 1943.

 

 (96) Je l'ai appris récemment.

(97) Il y parvint avec un jour de retard et quand il vint au 63 me l'annoncer, je venais de repartir pour Laura.

 

Venant de Laura et Dora, je donne à cet auditoire de jeunes particulièrement intéressés quelques renseignements sur la fusée V2.

 

Pendant ce court séjour à Buchenwald, je retrouve mon courrier et reçois un colis quelques jours après mon arrivée. Je le partage avec plaisir avec deux camarades qui m'ont fait quelques petits cadeaux sur les leurs quand j'en étais privé, délicatesse très appréciable au camp.

En ce début juillet, les Allemands commencent sérieusement à perdre du terrain en France et s'empressent de vider les prisons françaises de tous leurs prisonniers, y compris les droits communs, vers les camps en Allemagne. Les malheureux, chargés par cent à cent vingt par wagons, par une chaleur torride, y meurent de soif et de chaleur.

 

L'effectif du camp a maintenant presque doublé depuis mon premier séjour et les blocs sont déjà pleins. Alors les Boches installent des tentes dans le petit camp et pour diminuer cette surpopulation, ils multiplient les convois pour les commandos. C'est probablement pour cela que le 13 juillet, je me retrouve à nouveau dans un transport pour….. LAURA.

 

 

Fusée allemande en 1945

 

 

LA CROIX ROUGE

 

Pendant ce temps, la Croix Rouge qui a effectué en juin 1944 une visite d'inspection telle qu'elle est prévue par les Conventions Internationales au camp de Buchenwald, envoie dès juillet aux familles des internés une lettre circulaire pour les rassurer.

 

On y lit :

 

- Les chefs de blocs allemands... ne sont pas durs. Les installations sanitaires sont modernes.

- On se porte bien au camp de Weimar.

- L'état sanitaire est très bon.

 

Il est même fait allusion aux loisirs... Dormez bonnes gens!

 

  

RENSEIGNEMENTS

concernant le CAMP de WEIMAR

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Le camp est exactement à 9 kilomètres de WEIMAR, à laquelle il est relié par une petite voie ferrée qui ne sert qu"au service du camp. Le camp est installé sur un plateau. Il comporte trois enceintes concentriques: la première enceinte ceinture les baraquements des prisonniers. Entre la première et la deuxième enceinte sont édifiées les « Usines «  ou plutôt des ateliers où l'on fabrique des accessoires de T.S.F., des pièces mécaniques, etc. Entre la deuxième et la troisième enceinte se trouve un terrain non bâti que l'on finît de déboiser et où l'on exploite des carrières de gravier pour l’entretien des routes du camp et de l'infrastructure du petit chemin de fer.

 

La première enceinte de barbelés est parcourue par un courant électrique à haute tension et, jalonnée par des miradors en haut desquels se tiennent trois hommes gradés. Il n’y a plus de sentinelles à la deuxième enceinte ni à la troisième. Mais dans l’enclos des usines, il y a aussi une caserne de S.S. qui font dans cet enclos dès -patrouilles pendant la nuit. Patrouille aussi pendant ln nuit entre la deuxième et la troisième enceinte, et là avec des chiens. Toute évasion est impossible.

 

Le camp se développe sur 8 kilomètres. Il contient trente à quarante mille hommes dont plus de la moitié Russes. Il y a aussi des Polonais, des Tchèques, des Belges, des Hollandais, quelques Anglais. Les chefs de blocks sont des Allemands internés eux aussi depuis quelques 10, 12 ans, c’est à dire depuis le début du régime. Ils ne sont pas durs.

 

A l'arrivée les internés sont soumis à une visite médicale et sont. Débarrassées de tous leurs vêtements qui sont passés à l’étuve. Eux-mêmes sont rasés des pieds à la tête et douchés dans des installations sanitaires modernes. Ils sont affectés à des blocks dont le numérotage correspond généralement à leur ordre d'arrivée, et sont employés à des travaux de force : empierrage de route!, terrassement, déboisement, débordage, etc. Ils sont groupés par nationalité.

 

Les nouveaux arrivés sont généralement dans les blocks 56 et 57 qui se trouvent un peu en dehors du camp. On y reste pendant environ un mois, surtout pour examen de maladies contagieuses. Après ce mois, ou bien on est envoyé dons un autre camp, ou bien on est affecté aux blocks 14 et 31 spécialement réservés aux Français.

 

 

Les internés, sont revêtus d' une combinaison portant de gros numéros dans le dos. Les vêtements que les prisonniers se font adresser ne leur sont pas remis mais vont rejoindre ceux qui ont été déposés depuis l’arrivée au camp. Si un interné désire mettre un de ses vêtements personnels plutôt que celui du camp, on y consent, mais les vêtements civils en question sont tout de suite peinturlurés pour éviter de faciliter l’évasion.

On se porte bien au camp de WEIMAR et on y a un excellent moral. Le matin, on reçoit un ½ litre de café, 400 grammes de pain, un peu de graisse, un morceau de saucisson ou quelque chose d’analogue. A midi, au moment de l’interruption du travail, il est distribué un ½ litre de café. Enfin au retour du travail, vers 5 heures et demie, on perçoit une bonne soupe épaisse. En général, on consomme pain, graisse et saucisson par moitié le matin et à midi, et le contenu du colis sert à corser le menu du soir.

Le temps est divisé comme suit : huit heures de sommeil, douze heures de travail coupées par deux fois deux heures de pose. Le réveil est à 4 heures mais on ne part travailler qu’à six heures. Le rassemblement pour le travail se fait par emplois : usines, carrières, bûcheronnages, etc. Dans chaque détachement les hommes, sont par cinq se tenant par le bras pour que pour que les rangs soient bien séparés. Et l’on part au pas, musique en tête, chaque détachement doit représenter son effectif. La musique est constituée par 70 ou 80 exécutants (internés eux aussi) avec un uniforme : pantalon rouge, veste bleue et parements noirs.

Comme il arrive chaque semaine au camp des contingents de plus en plus importants, le camp doit se vider aussi pour faire des places. Alors, de temps en temps, on forme un commando, généralement de 1.500 hommes et on l’expédie à droite ou à gauche : dans la région de Vienne ou de Cologne, etc., en un point qui réclame des travailleurs.

L’état sanitaire est très bon, chaque jour, visite médicale. Il y a de nombreux médecins, une infirmerie, un hôpital. En somme comme au régiment.

Il n’y a pas de chapelle au camp. Il y a de nombreux prêtres parmi les internés, mais qui en général ont dissimulé leur qualité, car le commandement (d’une façon générale, pas seulement celui du camp) est hostile aux religions. Ces prêtres réunissent des fidèles pour des causeries, récitations de prières et autres..

Loisirs : liberté complète chaque dimanche après-midi. Cette soirée est agrémentée par des représentations. Les internés ont organisés une troupe théâtrale, etc.

 Avers et revers de la lettre circulaire de la Croix Rouge adressée aux familles de déportés à Buchenwald  en  juillet 1944 (collection Henri MAINGUY)

 

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CHAPITRE VI

 

 ~ TROISIÈME SÉJOUR A LAURA ~

14 juillet - 30 août 1944

 

 Mon retour à Laura se déroule sans histoire. Je commence à être rôdé en matière de wagons à bestiaux. Quel dommage de n'avoir pas revu à Buchenwald Claude GONORD, François et Henri DEBRANGES (98) et les autres, comme je l'avais espéré!

 

LE BLOC 1

 

Au bloc 1 où l'on m'affecte, je retrouve Ernest ROJAS et Jean ROGER avec qui je fais équipe pour les colis à partir de cette date.

 

Ernest se pique de cuisiner et nous fait des espèces de galettes à la farine de maïs qu'il reçoit dans ses colis. Le soir, en remontant du travail, on essaie toujours de passer des bouts de bois prélevés sur les chantiers avec lesquels on fait des feux en plein air entre deux pierres, comme au camp scout. Un jour, la cantine ( Ô bombance! ) nous vend des limandes. Comme on arrive toujours à se payer de la bière en nous cotisant, il nous fait cuire nos limandes avec une sauce à la bière.

 

- Eh, Ernest...C'est spécial ta sauce!...,

- Qu'est-ce qu'elle a ma sauce?

- Ben!... Elle est... spéciale.

- Pfeu!... Tu ne sais pas ce qui est bon. C'est une recette basque, de mon pays.

 

Malgré notre manque d'enthousiasme devant ce plat à la bière soi-disant basque, nous avons faim, alors tout est bon!

 

Dans mes divers affectations aux commandos Walbrecht, Woede et Woede-Benbao, je travaille dans les galeries inférieures de l'usine, dans la carrière en nocturne et également dans une autre carrière à ciel ouvert à laquelle on accède par l'un des tunnels.

Un jour, on me remet mes lunettes réparées et j'apprends avec stupéfaction que le S.S. qui m'avait giflé au retour d'une corvée de bois il y a deux mois, les avait envoyées à Iéna pour les faire réparer. Quelle satisfaction de recouvrir une vision normale!

 

(98) J'ai appris, récemment, qu'en août, ils étaient partis en transport, eux aussi, à cause du bombardement de l'usine et du camp. Ce bombardement mit l'usine Gustloff de Buchenwald hors service et seule la Mibau, deuxième usine de fabrication de radioguidage pour les V2 dans le camp continua à tourner par la suite.

 

 

LES ALERTES

 

À cette époque, les alertes sont fréquentes. Je vois alors passer dans le ciel des nuées de forteresses volantes qui vont bombarder les industries allemandes et je me dis:

 

- S'ils savaient ce que nous faisons ici, ils lâcheraient leurs crottes sur ma carrière!

 

Cet été 44 étant particulièrement chaud, ces alertes qui nous obligent à entrer dans les tunnels, sont doublement bien venues: elles interrompent notre travail et nous mettent à l'abri de la chaleur.

 

En face de la porte du camp, un petit raidillon aux marches taillées dans le sol nous permet à tous, internés comme S.S., de descendre à l'abri dans une galerie abandonnée juste sous le camp.

 

Au cours d'une de ces alertes, je rencontre un camarade du bloc 3 que je connais seulement de vue. C'est un des anciens du camp, un "20.000" (99), comme on dit.

 

- D'où es-tu? me demande-t-il.

- De Nantes en Bretagne. Et toi?

- Moi, je suis de Josselin en Morbihan où mon père est notaire. Tu connais?

- Ah! Je pense bien. J'y ai fait un camp scout chez les de ROHAN (100) avant la guerre et j’y suis retourné tout l'été 1941 pour donner des cours de maths aux enfants CLERGEAU (101).

 

Comme je connais bien son pays, nous sommes en pays de connaissance et Brice CHARLOT est vraiment un garçon charmant (102).

 

Au cours de nos échanges, il m'explique tout le fonctionnement de l'usine de Laura qu'il a vue s'installer peu à peu en me faisant remarquer les différences entre les conceptions allemandes et françaises:

 

- Les Français feraient d'abord des routes, puis une voie ferrée. Ensuite, ils construiraient l'usine... Ici, on nous a fait d'abord creuser les galeries de cette carrière, puis installer le matérie. Les premiers arrivants sont venus à pied, car la voie unique à crémaillère pour monter depuis Lehesten n'a été installée que par la suite. La rampe étant dure, la draisine ne tirait que deux wagons à la fois.

 

D'autres copains m'ont décrit le martyr des premiers arrivants, presque tous des 20.000, qui creusèrent ces galeries souterraines dans le sol ardoisier. Hélas ici, comme à Dora, ces travaux titanesques se sont réalisés au prix de très nombreuses vies humaines.

 

(99) Numéro matricule d'ordre d'arrivée au camp que nous portons. Les 20000 sont arrivés à Laura en septembre 1943.

(100) Propriétaire du château de Josselin.

(101) Grossiste en papeterie nantais et industriel en cartonnage à Guégon (près de Josselin) où la famille possède une maison bourgeoise.

(102) Je suis retourné le voir à Josselin avec mon épouse en 1948. Depuis, il a quitté le Morbihan pour Paris.

 

 

GARDIENS DE BONNE HUMEUR

 

Parfois, le beau temps met nos gardiens de bonne humeur. Ainsi, une fois, nous font-ils descendre au travail en chantant. Chaque nation doit chanter une chanson caractéristique de sa culture: les Italiens entonnent "Funiculi, Funicula ", puis les Français "La Madelon" et les Russes, un chœur dont je ne me souviens plus.

 

Un autre jour, comme nous sommes en sueur sur les hauteurs du massif, aux limites de l'entreprise, près du réservoir d'eau de refroidissement des compresseurs, notre surveillant S.S. nous accorde une pause pour nous tremper dans l'eau du réservoir. Pendant ce temps, il grille une cigarette, le "Vorarbeiter" faisant le guet.

 

Plusieurs fois, alors que je travaille avec Joseph FISHER, des "Meisters" maçons Allemands nous passent du pain en cachette et nous donnent des nouvelles de la guerre. Ces vieux de 14-18 savent très bien qu'elle est perdue pour eux, mais n'ayant pas voix au chapitre, ils prennent de gros risques en établissant des contacts avec nous.

 

 

LA FIN DU LUXEMBOURGEOIS

 

"Le Luxembourgeois" Joseph FISHER a pris lui aussi souvent de gros risques... Un soir, on remonte au camp son cadavre sur une civière. Il a été exécuté dans des conditions atroces. Le matin, on l'a sorti de son commando pour l'envoyer faire du terrassement aux limites du camp. Au cours de ce travail, le "Kapo" et un "Vorerbeiter" se sont relayés pour le frapper, lui cassant ses lunettes et l'aveuglant, jusqu'à ce qu'il soit à moitié assommé. A la fin, comme il ne savait pas trop où il était, ils l'ont poussé au-delà des limites, ce qui a permis à une sentinelle S.S. de l'abattre pour tentative d'évasion. Je ne sais si c'est à cause des nouvelles qu'il répercutait ou parce qu'il a été trop explicite auprès du chef de camp de Dora lors de notre voyage aller et retour en mai; toujours est-il qu'il s'agit bel et bien d'un assassinat.

 

Cette mort nous consterne tous et nous rappelle brutalement dans quelle atmosphère infernale nous vivons alors que nos conditions de captivité semblaient s'être adoucies.

 

Peu de temps auparavant, un dimanche après-midi, Joseph, l'instituteur chrétien, Aimé BONIFACE, à cette époque étudiant en théologie, Jean-Paul GARIN, étudiant en médecine, le futur père LABAUME, alors séminariste, d'autres et moi-même, nous avons échangé nos réflexions sur notre Foi et sur les différentes religions. Cette discussion me revient alors en mémoire et prend toute sa dimension (103).

  

(103) Je sais, aujourd'hui, que tous ses camarades ne l'ont pas oublié et Paul ADGÉ a évoqué son souvenir et son martyr lors de notre voyage à Laura en septembre 1989.

 

 

 

CINQUIÈME TRANSPORT POUR DORA

 

Comme je l'ai indiqué, je suis plus heureux, car j'ai retrouvé à Laura à la fois mes lunettes, mes colis et mes camarades. Après l'énorme gifle du S.S. qui avait cassé mes lunettes, j'avais demandé à maman de m'en faire refaire grâce à l'ordonnance de l'ophtalmologiste. Dans mon colis, j'ai le bonheur de trouver une nouvelle paire envoyée par maman ainsi qu'un petit nécessaire de couture avec mon nom et mon numéro. Ce travail a été confectionné évidemment par l'habile couturière qu'est ma petite sœur Solange.

 

Malheureusement, ce magnifique travail m'est rapidement volé avec mes lunettes et les provisions que renfermait le petit sac que je mettais pourtant bien soigneusement sous ma tête, pour dormir.

 

Cela me chagrine beaucoup. Comme je repars presque aussitôt en transport et que chaque arrivée dans un camp s'accompagne de la rafle du peu que je possède, cela n'a en réalité aucune importance. On me laisse, toutefois, mes nouvelles lunettes.

 

Paul LABAUME en 1946

Pierre EGO vers 1988

 

Ainsi, me voilà reparti pour la cinquième fois en transport. La compagnie de mes copains Ernest ROJAS, Jean ROGER, Roger GUILLOTIN et Pierre EGO me réconforte. Où vais-je encore atterrir? Si c'est Dora, là, pas de problème, je connais la musique; ce sera à nouveau la désinfection, la douche, etc. puis le rassemblement devant la porte du camp... Mais que va-t-on faire de nous?.. En fait, c'est très simple et pas très original. On nous aligne en rangs par cinq et nous marchons pendant quinze kilomètres. Après avoir longé le Hartz, ce très beau 1 en septembre 1944, je marche sur une route de campagne au milieu des champs de pommiers. Si je n'étais embrigadé, j'aurais une nouvelle illusion de liberté. En tout cas, cela me change des barbelés et des wagons à bestiaux. Ô surprise agréable! Par deux fois, on nous permet une pause sur le rebord du fossé.

 

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CHAPITRE VII

 

 ~ NIXEI – WIEDA~

HIVER 1944 -1945

 

 

 

NIXÉI

 

L'accès du camp situé à proximité du village de Nixéi était rendu difficile par un chemin boueux. Ce commando de Dora dur et éprouvant employait environ trois cent détenus dont trente Français à la construction d'une voie ferrée sous les coups et les brimades. Il était dirigé par un Autrichien et un Luxembourgeois qui s'étaient mal conduit à Dora et continuaient à Nixéi. Deux baraquements (dortoir, salle de soins, réfectoire, cuisine et lavabos) et un WC entourés de barbelés étaient surveillés par des sentinelles dont le logement était extérieur (104).

 

LE CAMP DE NIXEI : 1er au 29 septembre 1944

 

Cette période, commencée dans d'assez bonnes conditions, va être, en réalité, la plus dure de ma captivité.

 

Au bout de cette assez longue marche, nous arrivons à Mackenrode (105), un gros village aux petites maisons allemandes typiques à doubles fenêtres, aux toits très pentus, entourées de petits jardinets fleuris. Contournant le village, on nous rassemble dans une sorte de cour d'école. Là, comme d'habitude, nous patientons, en rangs par cinq, pendant pas mal de temps. Brusquement, on nous partage comme des bêtes au foirail.

 

Un tiers du groupe reste sur place. Un tiers prend la route. Je saurais, par la suite, qu'il est allé à Osterhagen 106, à environ dix kilomètres. Quant au lot restant dont je fais partie, il le suit et, à environ cinq à six kilomètres, arrive au petit hameau de Nixei.

 

J'apprends assez rapidement que ces trois petits commandos de Mackenrode, Nixei et Osterhagen, ont la charge d'établir une nouvelle voie ferrée pour desservir Nordhausen et Dora. Je suis, malheureusement, séparé de mes camarades GUILLOTIN et ÉGO restés à Mackenrode et de ROJAS et ROGER partis à Osterhagen.

 

Pour la première fois, je suis dans un commando en pleine nature, non pas pour une journée comme dans les bois de Weimar, mais pour un long séjour. Je découvre quelques baraques en bois à la sortie de Nixei, près d'une petite ferme. L'une est occupée par des S.S. et trois autres se trouvent dans une enceinte de barbelés en voie de finition. Tout de suite, on nous affecte à la construction de notre propre prison; c'est à dire, à la pose des barbelés et des miradors. Pour ma part, je construis un mirador et c'est bien la seule fois où je monte en haut de cet engin.

 

Ces miradors, comme notre enceinte, sont très succincts. Ce sont des abris précaires pour les sentinelles. Ouverts à tous vents, ils sont édifiés avec quatre troncs de pin réunis au sommet par une plate-forme couverte, un point c'est tout.

 

Situation de Nixéi, Wieda, Mackenrode, Osterhagen

 

Quant à l'enceinte du camp, si elle n'est pas double comme dans les grands camps, elle est par contre éclairée toute la nuit et ne laisse aucune zone d'ombre. Ici, il n'y a pas de latrines dans les baraques: il faut aller sur un édicule en rondins et en planches au milieu du camp. Il n'y a pas non plus de lavabos toilettes, ni de douches, même succincts. Au milieu de la cour, une tonne d'eau sert à nous débarbouiller tant bien que mal. Une baraque abrite les cuisines pour chauffer le jus de glands du matin. La soupe arrive dans la journée par le camion ou par le tracteur tirant un plateau. Elle vient du camp principal de Wieda que je vais connaître bientôt.

 

(104) "Le Serment", n° 215, p. 18.

(105) A 25 km de Dora.

(106) Camp disciplinaire de sinistre réputation redouté par tous les déportés des trois autres commandos (Wiese, Nixon et Mackensen).

 

 

 

TETTENBORN

 

Ce commando était destiné à la même construction de la voie ferrée. Les internés y débarquaient les rails, traverses, poteaux télégraphiques, sables et cailloux. (107)

 

En effet, mes premiers commandos m'amènent à la Gare de Tettenborn. Le long de la voie ferrée, je travaille au terrassement. C'est l'époque où les premiers revers du "Grand Reich" commencent à se manifester. Je vois souvent passer des convois (108) qui transportent vers le centre de l'Allemagne des blessés (repérables aux croix rouges sur les wagons) et des réfugiés. Cela me rappelle un peu 1940 chez nous, mais ce n'est pas encore la panique. Les locomotives portent encore triomphalement des pancartes:

 

- Die Roller rollenfür den Sieg! = Les roues tournent pour la victoire!!!

 

Nous transportons nos déblais dans des petits wagonnets à bascule que les Allemands appellent des "Laury". Il y en avait à Laura, mais, ici, il n'y a pas de petites machines Diesel pour les tirer. C'est nous qui les poussons.

 

Un jour, en pleine action, mon petit doigt de la main gauche se pince dans la bascule. J'ai horriblement mal, mais il n'est pas question de me plaindre. Le lendemain, lors de l'appel, on nous lit un communiqué, traduit ensuite par un interprète (Dolmetscher) en. français et en néerlandais:

 

- On ne prend plus de courrier pour la France, la Belgique et la Hollande...

- C'est trop loin! ajoute de sa propre initiative le traducteur en français.

 

Deux jours après, j'ai de plus en plus mal à mon doigt et mon bras est rouge et gonflé. Le médecin russe de l'infirmerie m'examine et me donne un arrêt de travail. Après l'appel, le toubib présente mon bras au chef de camp s.s. qui accepte, non seulement mon repos, mais m'envoie au camp de Wieda (Morgen - Vieda) le lendemain.

 

Comme je l'ai écrit plus haut, tous les jours, le camion ou le tracteur amène la soupe et le pain. Il ramène ensuite à Wieda les bidons vides, le linge à désinfecter, les morts et les malades, car il n'y a ni infirmerie, ni crématoire dans les petits commandos.

 

(107) "Le Serment", n° 215, p. 18.

(108) Et j'en verrais beaucoup d'autres...

 

 

WIEDA : 29 septembre au 26 octobre 1944

 

Ce très petit camp administratif des trois commandos de Nixéi, Osterhagen et Mackenrode était composé de deux bâtiments (réfectoire, infirmerie, dortoir, magasin d'approvisionnement, cuisine, magasin de vivres, dépôt de charbon, douches et WC) et à l'entrée du bâtiment des s.s. . La centaine de détenus "privilégiés" par rapport aux autres commandos qui y résidaient devaient fournir la soupe à environ mille trois cent personnes. L'infirmerie pouvait recevoir une centaine de malades (109).

 

Le 29 septembre, j'ai de la fièvre. Le camion découvert qui m'emmène, emprunte en sens inverse la route que j'ai faite à pied au début du mois. Je passe à Mackenrode et arrive le soir à Wieda. Je suis mal en point et pourtant très content de ne pas travailler. Le camp de Wieda est un camp administratif assurant la désinfection, les cuisines des petits commandos et son propre entretien.

 

À l'infirmerie (110), le Dr René AUTTARD un Français de Gap fait office de médecin, car, paraît-il, il n'est pas diplômé (111). Comme à Laura, ceux qui règnent sur ce genre d'hôpital ne sont pas nécessairement diplômés. Le Docteur CLIQUET de Laura était une exception, mais il n'était pas le patron, un certain Docteur PAUL, en fait boucher charcutier, faisait toutes les interventions.

 

Néanmoins, je suis très heureux d'être accueilli par un Français qui sait, tout de suite, reconnaître une lymphangite. Elle envahit tout mon bras, jusqu'à l'aisselle où déjà les ganglions sont enflés. Il me fait faire des bains de permanganate et, sans être admis à l'infirmerie de façon permanente, me met au repos (112) où il m'affecte à l'épluchage des pommes de terre. C'est un "petit travail" et au bout de quelques jours, mon bras va mieux. Le Docteur AUTTARD m'extirpe la partie de l'ongle du petit doigt écrasé, je me rétablis et on me remet au travail.

Derrière les baraques, à la limite des maisons occupées par les S.S., un terrain monte vers les bois à la limite du village. Au haut de la butte, apparaissent des silhouettes car ce terrain sert de champ de tir aux S.S. Il ne s'agit pas de s'en approcher.

 

En dehors du camp, à l'entrée du village, je transporte et charge sur des camions des troncs de pins et de sapins. Ces arbres, abattus dans les bois sur des pentes parfois assez fortes ne sont pas facile à ramener vers les sentiers que nous devons suivre en les portant sur nos épaules. Seul Français, je souffre à nouveau de la méthode particulière des Russes qui font traîner le travail en multipliant les manœuvres maladroites.

 

Mes vêtements rudimentaires constituent une faible protection pour mes maigres épaules. Tout comme à Buchenwald et à Laura, avec les rails, les traverses, les briques, ma peau est à rude épreuve et souvent à vif. Je reste ainsi près d'un mois à Wieda. Pendant cette période, les nouvelles de la radio allemande me permettent de faire le point approximatif de la situation ce qui est un grand réconfort.

  

(109) "Le Serment", n° 215, p. 19.

(110) Revier en allemand

(111) C'est la raison pour laquelle probablement les courriers que je lui ai écrits après la guerre à Gap (05) sont restés sans réponse.

(112) Pour ce repos, il y a un billet de repos d'un certain nombre de jour que l'on présente à son chef de bloc. Il se fait généralement dans la baraque de l'intéressé, sauf si son cas nécessite le Revier, c'est à dire l'infirmerie.

 

  

Défrichage à Buchenwald

 

Au début de septembre à Nixei, j'ai déjà appris par la radio boche la libération de Paris, de la manière suivante:

- " Au cours d'une cérémonie à Notre-Dame, en présence du Général de Gaulle, des tireurs communistes placés sur les toits ont tiré sur la foule!... "

 

Ainsi, de Gaulle est à Paris!... Le reste, c'est du détail de propagande.

 

Au mois d'octobre, j'entends parler de combats allemands "victorieux" en Alsace pour dégager Strasbourg...:

- Ah, Ah!... Des combats se déroulent en Alsace!... Y'a bon!...

 

Du coup, hélas, certains se voient déjà chez eux à Noël. Ce n'est toujours pas une espérance raisonnable, car il est certain que la résistance allemande se durcira au moment de l'invasion de son territoire (113).

 

Pour le moment, je remonte en camion pour un retour en commando, sans savoir lequel. J'ai peur d'aller à Osterhagen dont le chef de camp est, paraît-il, une brute infernale.

 

 (113) N'oublions pas qu'à cette date, Varsovie n'est pas encore tombée aux mains des Russes... J'expliquerai plus loin comment ces nouvelles nous parvenaient spécialement à Wieda.

 

 

 

RETOUR A NIXEI le 26 octobre: TETTENBORN

 

Heureusement pour moi, je débarque à Nixei au moment de la soupe. J'y retrouve quelques copains. J'ai précédemment été affecté aux commandos 6, 1 et 3, ce dernier s'occupant des travaux de la Gare de Tettenborn. Toujours à Tettenborn, je vais maintenant connaître le 7, puis à nouveau le 3 et enfin le 8. Comme on le voit, mes affectations varient beaucoup.

 

Pendant mon absence, la vie s'est un peu organisée à Nixéi. Je ne m'étends pas à nouveau sur la monotonie de ces longues journées. où la pelle et la pioche sont mes "passe-temps favoris". Parfois, il m'arrive d'avoir une journée ensoleillée et un dimanche de repos, ce qui est bon à prendre, mais ce n'est pas la règle. Et, en ce mois de novembre, le froid fait bientôt son apparition.

 

Il y a quelques changements dans le groupe de Français que je retrouve. C'est alors que je découvre que "P'tit Louis" s'appelle en fait Jean-Louis MÉRAND. Je vais trouver ce charmant garçon pour lui parler de deux jeunes MÉRAND que j'ai connus à la Collégiale Saint Donatien à Nantes. J'y faisais fonction de professeur de maths intérimaire en remplacement de mon chef scout Henri HERBERT, empêché par une tuberculose rénale et la perte d'un rein en 1940. Sachant que j'avais perdu mon père et que j'avais besoin de travailler pour survivre, il m'avait alors confié ses cours à la Collégiale de la sixième à la cinquième, ses cours du soir aux syndicats chrétiens rue de Bel Air puis quelques élèves à domicile. Il m'avait rendu là un grand service avant de nous quitter définitivement l'hiver 1943. Cette affreuse année que j'appelais volontiers "la deuxième année terrible", après 1940! J'avais lâché la Collégiale, repliée fin 1943 à Nort-sur-Erdre, en novembre de cette année-là pour pouvoir être libre de mes mouvements au service du maquis.

 

Avant, j'avais enseigné à deux jeunes MÉRAND dans ce petit collège secondaire libre. Après quelques échanges, Jean- Louis me confirme que mes deux anciens élèves sont bien ses frères comme je l'espérais.

 

Jean-Louis MERAND

Yves THOMAS

 

Nous trouvant entre "pays" et en terrain de connaissance, nos discussions sont fournies et notre amitié se crée aussitôt. Il a sûrement un contact avec un prêtre, car il me propose de communier. J'accepte et ne lui pose pas de question, car la pratique religieuse est punie de mort dans les camps et la discrétion s'impose.

 

 

UNE MAISON ALLEMANDE

 

Un matin, en partant au travail dans les bois, vers la nouvelle ligne de chemin de fer, nos camarades russes se mettent à chanter en chœur, comme ils savent si bien le faire. Comme à Laura, les S.S. laissent faire et même les encouragent. Ce comportement humain, alternant avec leurs brutalités, spécialement vis-à-vis des Russes, n'est pas la moindre des ambiguïtés de leur attitude.

 

Vers la mi-décembre, je travaille à nouveau près de la gare de Tettenborn où s'est déroulé mon petit accident au doigt. Un jour, certains d'entre nous sont emmenés vers les maisons du village. En chemin, nous croisons des prisonniers français qui, malgré le règlement, nous adressent quelques mots:

 

- Les nouvelles sont bonnes... La guerre est bientôt finie.

  

Une fois de plus, l'optimisme de mes compatriotes est de mise dans toutes les situations. C'est souvent un sujet de moquerie à notre encontre de la part des internés des autres nations.

 

Plus loin, de pauvres femmes russes entretiennent péniblement la voie. Toute main d'œuvre est bonne à exploiter pour nos maîtres; c'est révoltant... An1vés dans une maison du village, on nous fait déménager des meubles et les charger dans une camionnette. Pour la première fois, je pénètre dans un intérieur civil allemand. Les habitants s'écartent de nous et ne disent rien... Nous, non plus!....

 

Souvent, une pose d'une demi-heure nous est accordée le midi et nous rentrons nous abriter dans les ateliers des cheminots allemands. Des poêles y sont allumés, car il fait de plus en plus froid et les premières gelées sont apparues en ce début décembre. C'est le seul avantage du travail dans ce secteur, mais c'est un sacré avantage.

 

PARALYSIE

 

C'est alors que je commence à souffrir d'une espèce de paralysie qui se traduit progressivement par une perte de sensibilité des extrémités. Mes lèvres et le bout de ma langue sont comme anesthésiés. Il en est de même de mes pieds et de mes doigts. Je deviens de plus en plus maladroit, obligé de tenir ma cuillère à pleine main, comme un bébé, pour manger ma soupe. J'ai de plus en plus de mal à marcher.

 

En allant travailler en forêt, je m'aperçois bientôt que j'éprouve de la difficulté à suivre. Un soir même, au retour du travail, nous sommes en retard. Le S.S. pour ne pas se faire engueuler par ses supérieurs, nous fait courir, puis prendre un raccourci dans le bois. Soudain, il faut sauter un ruisseau. Moi qui ai déjà du mal à courir, j'en ai encore plus à sauter et je m'affale dans le fossé. Des camarades m'aident à me relever et à avancer, mais j'arrive trempé au camp.

 

Dans le réfectoire, il y a un feu, que tout un chacun convoite, comme à Laura, pour faire griller du pain, cuire des patates chapardées et se réchauffer. Les places y sont chères. Je quitte pourtant ma veste et mon pantalon et essaye de les faire sécher. Rabroué par certains détenus, je suis heureusement défendu par des camarades yougoslaves. Un grand, surtout, m'a vu tomber dans le ruisseau et prend ma défense. Je m'en tire encore une fois.

 Je ne peux plus me défendre et on me vole ma couverture. Heureusement, des camarades me soutiennent, chacun sous un bras, pour parcourir l'aller et retour du camp au commando.

 

 

Yves THOMAS (114), un Nantais, dont je partage la paillasse et même la couverture, m'est d'un très précieux soutien et d'un grand secours.

 

Je prends conscience que je ne vais pouvoir résister ainsi longtemps. Le soir, je vais à l'infirmerie pour voir le médecin russe du camp qui m'a envoyé une première fois à Wieda, mais l'appel a lieu avant que j'ai pu lui parler. Le Commandant S.S. nous voyant nombreux à la sortie de l'infirmerie nous matraque et je manque de m'affaler à nouveau de tout mon long en m'éclipsant.

 

SAUVÉ

 

Heureusement pour moi, le lendemain, Ludwig, un adjoint de kapo polonais de mon commando, m'interroge et constate mon état. Il obtient des "Meisters" que je reste au repos dans les ateliers. Polonais, venu de France, où il a travaillé et vécu dans le Nord entre les deux guerres, il parle parfaitement ma langue. Je peux m'expliquer avec lui. Le soir, il explique mon cas au "Lagerfiihrer" (115) qui accepte que le médecin russe me renvoie de nouveau à Wieda. Je suis encore sauvé !..

 

Le lendemain, je reste au camp, à peu près seul, en attendant que le camion passe. Le S.S. pourtant conscient que mon état nécessite mon renvoi à l'infirmerie de Wieda, me demande quand même de scier du bois. Il reste à côté de moi et, vu mon peu d'énergie, croit que je ne sais pas m'y prendre. Il me fait plusieurs démonstrations pour que je perfectionne ma technique. Devant son insuccès, il se résigne et me laisse travailler à mon rythme lent, tout en m'interrogeant sur mon âge, ma profession, ma ville, etc.

 

En allemand petit nègre, j'essaye de répondre à ces questions simples. Il me dit que la guerre est "scheise" (merde), qu'elle sera bientôt "fertig" (finie), que nous serons "alles kaputt!... " (tous foutus) et que c'est la faute des démocraties capitalistes, etc. Comme je l'écoute sagement, pour finir, il me laisse en paix jusqu'à l'arrivée du camion.

 

Ainsi, se termine mon séjour à Nixei et je perds, à nouveau, le contact avec tous ceux qui jusque là, ont partagé mes épreuves.

 

Le soir du 13 décembre 1944,je retrouve le Docteur AUTTARD à Wieda.

 

 (114) Ce malheureux termina son périple au mauvais camp d'Osterhagen où il est enterré. Son frère, Guy, qui me contacta après mon retour, a rédigé un petit opuscule pour relater les souffrances d'Yves.

 

LE SHONUNG DE WIEDA

 

Un peu déconcerté par mon cas, René AUTTARD me met d'abord, au repos. J'y retrouve les éplucheurs de patates (Kartofelnsheller), mais j'ai bien du mal à le faire avec mes doigts gourds. Enfin, je suis assis et le "Kapo,, (116) polonais n'est pas méchant. Il a cependant ce style un peu germanique des anciens des camps qui ne s'attendrissent pas sur les cas d'espèces. Aussi, stimule-t-il tous les malades avec des "Arbeit! bewening!" et comme il est très facile de parler en épluchant des patates, il nous traite de juifs bavards:

 

- Ruhe! Juden Schule! : Silence! école de juifs!

 

Ce poste nous permet de cacher quelques patates dans nos poches et, à l'heure de la pause, de les faire cuire. Pour cela, à la limite du camp, derrière les cuisines, à l'heure où les S.S. vont à la soupe, on profite des cendres chaudes que les cuistots déposent en plein air. Ainsi en cachette, nous nous régalons de quelques pommes de terre cuites sous la cendre.

 

Dans cette cour, nous recevons des nouvelles de la guerre, transmises par le bouche à oreille. Dans un atelier de réparation de postes radios, le "Kapo" allemand joue un magnifique tour à ses ennemis S.S. : il laisse ses radioélectriciens bricoler les diverses pièces de rechange des postes radio émetteurs-récepteurs pour capter les radios alliées, puis nous renseigner.

 

(115) Dirigeant SS du commando extérieur

(116) Détenu responsable d'un service ou groupe de travail.; généralement des Allemands détenus de droit commun.

 

 

 

GARDIENS VERSATILES

 

À l'époque de la grande offensive russe en Ukraine, un "Meister" allemand, qui a déjà perdu trois de ses fils sur le front de Russie, apprend le décès de son quatrième fils. Il est effondré comme d'autres civils. Il se montre presque compréhensif à notre égard et va jusqu'à nous dire qu'aujourd'hui nous sommes prisonniers, mais que, demain, lui et les siens, se trouveront à notre place. Pour un peu, je le trouverai humain!

 

Pourtant, quelques jours après, il apprend le succès d'une contre-offensive allemande. Il revient alors au travail avec sa morgue habituelle et se remet à nous crier dessus!... Où est passé son humanité?

 

À l'époque de Noël, nous apprenons la dernière offensive de Von RUNSTED sur le front ouest dans la région de Bastogne et de l'avancée en Belgique des divisions S.S.

 

Cette offensive entraîne, à Wieda, les mêmes réactions de nos S.S.. Il fait très froid en cette fin d'année 1944. Le thermomètre descend à -250 et les appels entre les baraques durent peu de temps. Pourtant, le soir de cette fameuse offensive, avec une attitude toute méprisante d'officier prussien, le commandant nous fait mijoter deux heures dans la neige, par ce froid. Puis, sous prétexte de corriger la méthode de commandement d'un sous-officier qui nous compte, il nous fait exécuter, pendant tout ce temps:

 

- Garde à vous - repos - mudsen ab - enlevez le béret - mudsen auf! - remettez-le ­coregiren - corrigez, etc....

 

Moi qui tiens à peine sur mes jambes, je regarde le ciel très pur où la lune brille intensément, comme toujours par grand froid, et je me demande quand va finir sa sinistre comédie. . .

 

ÉVASION

 

Quelques jours plus tard, j'apprends avec joie le tour que lui a joué un radio allemand... Seul ou accompagné d'un S.S., il se rendait régulièrement chez les civils du village pour y réparer leurs appareils. Pendant ces moments de semi-liberté, il se faisait des amis parmi la population et se préparait une position de repli, avec des vêtements civils, de l'argent et des vivres...

 

Un beau jour, rendu au village, il téléphone au camp en prétendant que le Commandant de Mackenrode le réclame pour réparer une radio et qu'il y part tout de suite. Le soir, au retour du camion, il n'est pas rentré. Consulté, le commandant de Mackenrode précise qu'il ne l'a ni vu, ni demandé. Le radio a pris la clé des champs. J'en suis heureux...

 

Il en a été de même, parait-il, pour un prêtre de Buchenwald: quand il allait chercher des hosties à la cure de Weimar avec un S.S., celui-ci en profitait pour aller voir sa bonne amie et le prêtre se retrouvait seul en semi-liberté. Il en a profité...

 

 

LE COIFFEUR

 

Le Français qui fait office de coiffeur (Friseur) m'a raconté un autre épisode de Wieda qui ne manque pas de sel:

Il était en train de faire la barbe d'un officier S.S. quand celui-ci lui désignant le rasoir bien tranchant lui dit:

 

- "Je suis sûr que vous seriez content de me couper la gorge!"

 

Il répondit : -

 

- " Oui, mais je ne le ferai pas! "

 

Le S.S. : 

 

- " Vous avez raison, Mensch, car il vous en coûterait cher! "

 

NOËL 44

 

Au bout de quelques jours, mon camarade ROJAS me rejoint. Il a réussi à se faire réexpédier d'Osterhagen où la vie est infernale. Il aurait mis le Docteur AUTTARD en demeure de le garder à Weida en lui affirmant:

 

- Je ne veux plus travailler! (117)

 

Arrive mon second Noël de captivité. Il est encore plus dur que le premier, car les mauvaises nouvelles de Belgique ont terriblement atteint le moral de mes camarades. Le retour chez soi n'est plus à l'ordre du jour. L'idée que les Allemands pourraient bien encore faire reculer les Américains, leur donne l'impression que la guerre ne finira jamais.

 

Malgré mon état, je garde bon moral la plupart du temps, car je me trouve au repos et au chaud. J'essaye d'expliquer aux copains qu'HITLER a sûrement mis ses dernières forces dans cette offensive avec l'espoir de desserrer l'étau qui, chaque jour, enserre un peu plus l'Allemagne. C'est sûrement le dernier sursaut de la bête traquée.

 

Certes, nous entendons la propagande allemande exploiter sa contre-offensive en faisant état des "forteresses avancées sur la Mer du Nord et l'Atlantique" qui résistent. N'oublions pas que Dunkerque, Lorient, Saint-Nazaire, La Rochelle, Biarritz sont encore occupés par eux. GOEBBELS ajoute cet argument supplémentaire à celui des armes secrètes qui doivent terroriser et rejeter l'ennemi à la mer. De ces armes secrètes, nous connaissons la V1 et la V2 et savons pertinemment qu'elles sont insuffisantes pour obtenir ce résultat (118) !

 

En ce jour de Noël, grâce peut-être au succès de Von RUNSTED, on nous "offre" non seulement le repos, mais également une soupe à la viande accompagnée de patates. C'est un repas inconnu depuis le début de mon internement. Le ciel est pur et, pendant ce repas, des masses de forteresses volantes traversent le ciel au-dessus de nous en direction des grandes villes allemandes…

 

Ne sachant quelle décision prendre à mon égard et après m'avoir fait une prise de sang pour une vitesse de sédimentation, René AUTTARD me fait faire l'exercice devant le Commandant de Wieda pour bien lui montrer que je suis à moitié paralysé.

 

- Debout, assis, à genoux, relevez-vous, etc..

 

Devant mes faibles prouesses, il obtient mon départ pour l'infirmerie de Dora où j'arrive le 5 janvier 1945.

 

(117) Malheureusement pour lui, il dût y retourner plus tard et y vivre l'évacuation qui se traduisit pour certains par l'extermination de Gardelegen, à laquelle il échappa de justesse avec Pierre ÉGO.

(118) Il est probable que les Nazis espéraient pouvoir les doter de têtes nucléaires, ce que nous ne savions pas, mais heureusement pour nous, il était trop tard.

 

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