CHAPITRE III

 

 

~ LE CIRQUE BUCHENWALD ~

 

ORGANISATION DU CAMP ET SON PERSONNEL

 

Les S.S. ne pénètrent dans le camp que pour les appels, les contrôles et les inspections des blocs. Ils se déchargent complètement de l'organisation intérieure sur les internés eux-mêmes. L'encadrement du camp est ainsi assuré par les chefs de blocs (Lagerschutz) et leurs acolytes (Stubendienst) qui sont, pour la plupart, allemands ou polonais. Il y a, en outre, les chefs de commandos (Kapos) et leurs aides (Voarbeiter) et deux doyens de camp (Lageraltester), un pour le grand et un pour le petit. Les Lagerschutz sont sous leurs ordres.

 

S'ajoute le personnel du bureau de travail (Arbeitsstatistic), du bloc d'habillement (Effektenkammer), des cuisines, etc. L'infirmerie (Revier) est dirigée par un médecin S.S. dont relèvent le premier médecin interné (Erste-Lagerartz), des médecins et infirmiers. Aucune décision importante n'est prise pour un malade sans l'avis du médecin S.S.

 

Tout ce personnel est recruté en principe au sein de toutes les nationalités. Tandis que la plupart des internationaux arborent le triangle rouge des internés politiques, les Allemands peuvent avoir été condamnés pour des motifs très divers et portent des triangles de couleur différentes: certains portent le vert des droits communs, d'autres le noir des criminels, voire le noir avec un K pour les criminels de guerre, le violet des objecteurs de conscience ou le rose des pédérastes et gens de mœurs dissolues.

 

Tout ce joli monde allemand occupe une grande partie des postes précités. Nous sommes donc sous la coupe de gens qui, selon leur tendance, nous exploitent et nous briment avec ardeur.

 

A Buchenwald comme ailleurs, il y a, entre les différentes catégories de condamnés, des rivalités d'influence. Heureusement, les rouges dominent et sont parvenus, petit à petit, à éliminer quelques verts et noirs, en les envoyant comme cadres dans les transports.

 

Signes distinctifs des détenus

Mât totem de l'entrée à Buchenwald

  

 

FANFARE

 

Ainsi encadré, le soir comme le matin, je regagne le camp au sein de mon commando en rangs par cinq. Dès que je franchis les premières enceintes, je dois marcher au pas, au refrain sempiternel de : "Links, zwei, drei, vire..." (gauche, deux trois quatre J. Peu à peu, me parvient le son lointain de la musique militaire du camp qui joue une marche destinée à scander la nôtre.

 

Je marche toujours au son de cette musique de cuivres qui est toute proche maintenant. Lorsque je m'arrête pour permettre aux commandos précédents d'être comptés en passant la porte, je dois continuer à marquer le pas. La fanfare se trouve à l'arrêt, sur ma gauche, et rentre au camp sur les talons du dernier commando. Elle joue au début et à la fin de chaque appel, au départ et au retour des commandos et aussi lors d'exécutions capitales.

 

Cette fanfare porte souvent un uniforme spécial. À Buchenwald, il comprend, outre les inévitables bottes et béret allemands, la culotte rouge et la veste bleue à brandebourgs comme en portent les musiciens des cirques. Et c'est vraiment un cirque immense et épouvantable que ce défilé grotesque et sinistre d'individus loqueteux, hâves, affamés et abreuvés de coups et d'injures, marchant au pas le long de ces chemins ceinturés de barbelés où les baraques misérables alternent avec de magnifiques constructions de béton jusqu'à trois mâts totems dont le dernier semble indiquer la ménagerie.

 

Tout fait penser à une monstrueuse reconstitution du cirque, des foires et des jeux barbares du cirque antique...

 

  

LES MÂTS TOTEMS

 

En sortant de l'usine ou en arrivant par la route de Weimar, je rencontre au premier carrefour du camp S.S., un mât totem, dirigé en flèche vers le camp "Lager". Les silhouettes caricaturales d'un juif, d'un moine, d'un bourgeois et d'un ouvrier y sont poussées 'dans cette direction par des S.S.

 

Puis, la première porte du camp ouvre la deuxième enceinte. Un aigle hitlérien taillé dans la pierre se dresse entre deux grilles latérales. Derrière ces grilles, un second mât totem tourné vers l'usine m'attend. Un geôlier y brandit une matraque derrière quatre silhouettes "rayées". Ainsi se trouve schématisée la transformation subie dans ce camp par les ennemis du régime hitlérien.

 

Une grande allée en béton me conduit de cette porte à celle du camp. Elle est bordée, à droite, de baraques servant de bureaux et, à gauche, des habitations du commandant et de ses dépendances. A leur porte principale, deux canons français de 75 veillent. Presque en face, un troisième mât totem, représentant un ours et d'autres animaux sauvages, indique la direction d'un petit zoo ou, si vous voulez, "la Ménagerie du Cirque de Buchenwald". Je crois que ce lieu n'est qu'un site pittoresque...

 

Tout près de là, se dresse encore le fameux chêne de GOËTHE (53).

  

Mât totem - Arbre de Goethe

 

Pendant ce temps-là, la famille et les amis ne peuvent imaginer l'inimaginable. Ils essaient de se rassurer comme on le voit sur cette lettre de Madame DEPRIECK, femme d'un détenu (54), rencontrée par maman à Compiègne et avec laquelle elle a correspondu pendant toute la guerre. On y lit:

 

- Le camp de Weimar (Buchenwald) est un camp où l'on ne travaille pas

- Leur moral est très bon

  

(53) Le plus grand poète allemand mort à Weimar en 1832

(54) Son mari n'est hélas pas revenu.

 

Lettre de Madame DEPRIECK du 16/02/1944

 

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CHAPITRE IV

 

~ LA QUARANTAINE ~

 

MISE À L'ÉPREUVE

 

La première période de ma vie de camp commence par "la Quarantaine". Pourquoi? Je ne saurai le dire précisément. Pendant environ un mois, on ne me donne pas de travail. Selon le bon vouloir de "ces messieurs", cette période peut durer plus ou moins longtemps. Comme mes compagnons, je dois me familiariser avec la vie et la discipline du camp, subir contrôle sur contrôle, interrogatoire sur interrogatoire pour soi -disant affiner mon affectation ultérieure. Le véritable but, je le pressens, consiste à nous mettre à l'épreuve et éliminer naturellement les plus faibles.

 

On nous parque dans les baraques 56 à 63 du petit camp, isolées du grand camp par un réseau de barbelés. Ainsi, nous ne pouvons communiquer avec ceux du camp principal, peut-être pour nous empêcher de leur apporter de nouvelles fraîches et soi-disant pour ne pas importer des maladies et parasites de l'extérieur!...

  

Baraques du petit camp de Buchenwald

 

 

 

LE RÉVEIL

 

Le réveil est à 4 heures du matin. Les préposés au service du jus de glands ont été tirés de leurs bat-flancs vingt minutes avant. Au saut du lit, je dois me ranger devant le bloc, puis prendre la direction des lavabos (Waschraum) où je fais la queue par n'importe quel temps avant d'entrer sans rien dire. Je dois me laver le torse nu. Des surveillants veillent que cela soit bien fait, mais de manière dérisoire: ils chicanent l'un parce qu'il ne s'est pas lavé la tête, l'autre parce qu'il n'a pas enlevé sa chemise et mettent la même célérité malveillante à fiche tout le monde à la porte avant que chacun ait pu se laver convenablement.

 

- Dépêchez-vous de vous laver. Vos camarades attendent. nous hurlent les policier de camp.

 

Pendant cette quarantaine cela a peu d'importance, car une partie des lavabos reste accessible dans la journée et je peux, à mon aise, me décrasser quand je veux, à condition toutefois de posséder une serviette et du savon.

Après la toilette, je rentre au bloc où la distribution de casse-croûte a commencé. Par table, chacun reçoit 250 gr de pain noir, un bâton de 20 gr de margarine et, suivant le jour, une cuillerée à café de marmelade, de fromage blanc ou un rond de saucisson. Voilà ce qui constitue ma ration journalière avec la soupe que je touche à midi.

Si l'attente aux lavabos a été brève, j'ai le temps de commencer à consommer cette maigre pitance avant de courir au premier appel qui a lieu à cinq heures devant le bloc.

 

 

LES APPELS

 

L'appel principal du grand camp se déroule sur la grande place en haut du camp, derrière la grille. La durée de cet appel conditionne celle du petit camp: s'il se prolonge, le notre aussi.

 

Dans le grand camp, l'appel du matin est assez court, car les commandos doivent partir au travail. Il n'en est pas de même pour l'appel du soir, car les commandos de nuit partent avant celui-ci. Débarrassés de la contrainte liée au travail, nos geôliers prennent parfois un malin plaisir à nous offrir des appel de trois, quatre, cinq voire six heures, mais un appel du soir de deux heures est monnaie courante.

 

Mon chef de bloc est un prisonnier politique allemand. Sous des dehors parfois courtois, il a une âme de brute comme beaucoup de ceux de sa race (55) et tous les moyens lui sont bons pour avoir barre sur nous: Vers la fin de la quarantaine, soi-disant pour nous "récompenser" d'avoir été bien sages, il nous fait rentrer quelquefois juste après le passage du SS responsable de plusieurs blocs qui vient de compter les gars pendant l'appel. En réalité, il utilise la durée d l'appel comme moyen de pression: ainsi un soir, sans raison, nous fait-il poireauter bien longtemps après la fin du grand appel…

 

 

TEMPS LIBRE ET BRIMADES

 

Après l'appel du matin, de retour au bloc, j'ai "quartier libre" jusqu'à la soupe du midi, puis à nouveau jusqu'à l'appel du soir à 18 heures; et rentre me coucher à 21 heures au plus tard, suivant la durée de l'appel.

 

En fait ces "temps libres" comportent des restrictions et de nombreuses exceptions. Je dois normalement rester au bloc après l'appel, mais les gardiens des chambres devant laver et nettoyer le bloc, nous mettent tous à la porte jusqu'à midi si l'envie leur en prend par n'importe quel temps. Je dois alors me promener dans ce sous camp où je retrouve les compagnons des autres blocs qui subissent la même tyrannie.

 

Parfois, un appel prolongé m'empêche de rentrer. Parfois aussi je dois me rendre à une visite des poux ou au bureau du travail: cela consiste à aller dans le grand camp, en rangs, flanqués d'un ou deux policiers de camp sous la conduite du chef de bloc. J'y fais le poireau devant la baraque du bureau du travail où aucun d'entre-nous n'est jamais entré, puis je reviens au point de départ. A deux ou trois reprises, les "messieurs" de ce fameux bureau pousseront même la plaisanterie jusqu'à me consigner dans mon bloc pour venir me questionner sur place.

 

De même, pour avoir le droit d'aller voir les copains des autres blocs de la quarantaine, mon temps doit être effectivement libre.

  

(55) Je le prouverai suffisamment...

 

 

SENS DES DIFFÉRENCES DE RÉGIME

 

Ma vie de quarantaine ressemble donc un peu à celle de Compiègne. Ainsi, le dimanche après-midi, l'appel est avancé à 13 heures et la soupe distribuée aussitôt après. Je dispose donc de toute ma soirée et peux, à mon gré, visiter les copains du petit et même du grand camp. Çà a été possible une fois le premier mois de quarantaine de mon bloc passé et lors des deux ou trois soirées récréatives que nous avons organisées.

 

Néanmoins, il y a des différences fondamentales avec mon internement à Compiègne: je n'ai plus mes propres vêtements et suis complètement tondu. Aucune communication ne m'est possible avec l'extérieur, ni avec la Croix Rouge et encore moins l'exercice de mon culte. Quelques copains voulant organiser la prière du soir en commun, le chef de bloc leur fait savoir qu'elle doit se dérouler sans aucun signe extérieur religieux sous peine de sévères sanctions.

 

Nos soirées récréatives où chacun montre ses talents, ne sont évidemment possibles qu'en en soumettant préalablement le programme détaillé aux autorités. Il ne faut y faire allusion ni à la politique, ni à la guerre, ni à la religion.

Pourquoi ces contradictions entre les mauvais traitements et la possibilité de nous distraire entre nous? Pourquoi ces disparités entre les différents camps et entre les différentes périodes de travail?

 

Toutes ces questions n'ont aucun sens (56).

 

ÉTAT SANITAIRE

 

Après une désinfection en règle à mon arrivée, on m'entasse dans une cabane trop exiguë pour le nombre d'internés dont je n'ai pas le droit de sortir. A mon jeûne forcé du convoi succède maintenant une nourriture malsaine et insuffisante. Je n'ai pas le droit non plus de me présenter à la visite de l'infirmerie hôpital (Revier) réservée aux seuls travailleurs. Le médecin ou un infirmier passe dans le bloc une fois par semaine pour les pansements et les maladies bénignes. Des thérapeutiques expéditives soignent les angines au bleu de méthylène, les migraines à l'aspirine et les rhumes à la teinture d'iode. C'est à peu près tout.

 

Sans soin, presque sans nourriture, exposés au froid pendant des appels interminables et confinés dans un espace réduit et surpeuplé, ainsi s'opère la sélection perverse entre forts et faibles. Infirmes et grands malades peuvent quand même rester au bloc pendant l'appel, mais avec au moins 39° de fièvre, car le thermomètre est le seul juge en la matière.

 

Si ces "messieurs" sont contrariés, ils font sortir tout le monde. Ainsi le Révérend Père HOUDET, avec une broncho-pneumonie, doit-il assister à plusieurs appels et, malgré la fin de sa quarantaine, n'est-il toujours pas accepté à l'infirmerie. Quand mon ami ROJAS et moi-même le quittons, nous le croyons perdu... De même un jeune séminariste tuberculeux, de la même table que le Père, n'est hospitalisé qu'au bout d'un mois dans un état désespéré. Il meurt à l'infirmerie dans les trois jours suivant.

 

Des semblables situations se produisent continuellement autour de moi…

 

Une nuit, un camarade se met à râler à deux pas de moi. Je vais aussitôt chercher le Père Prieur de la même abbaye qu'HOUDET, lui-même trop mal en point pour se lever, pour apporter un dernier secours au moribond qui trépasse au matin…

 

La situation sanitaire est telle dans mon bloc que durant ce premier mois environ cinquante gars décèdent sur les trois cent cinquante qu'il renferme. De plus, de nombreux camarades arborent déjà le faciès Buchenwald si bien connu aujourd'hui.

 

(56) La seule réponse que je trouve après dix long mois de captivité: c'est qu'il n'y a pas de réponse... Chaque fait n'est pas isolé, mais fait partie d'un système incohérent, illogique, démoralisant et même décérébrant... Tout ceci, j'espère, se dégagera de la lecture de mes souvenirs. C'est là mon but principal en les relatant...

 

  

MARTYR D'UN MOUCHARD

 

Un soir, pendant l'appel, les Allemands font sortir tout le monde y compris les malades et les boiteux... L'un d'entre nous manque et l'appel se prolonge; il revient enfin entre deux "Lagerschutz" . .. De retour au bloc, notre chef allemand nous fait un laïus traduit par un camarade. D'après lui, le responsable de "cette péripétie" est allé se plaindre de ses conditions vie aux autorités S.S. du grand camp. Il a ainsi délibérément prolongé l'appel et fait courir un grave danger à ses camarades malades. Il mérite donc une punition exemplaire.

 

Comme mes camarades, j'ignore (57) si ce malheureux s'est vraiment rendu dans le grand camp et s'est adressé aux S.S. De nombreuses suppositions nous viennent à l'esprit, mais avertis et ainsi sermonné par notre chef, nous restons cois sans rien éclaircir. Bientôt, un "Lagerschutz" remet à notre chef de bloc allemand un billet provenant du grand camp sur lequel on peut lire:

 

- "attention, mouchard".

 

Le malheureux camarade est alors roué de coups par la clique russo-polonaise qui dirige notre bloc avec l'allemand. Ces salauds l'installent ensuite pour la nuit, nu, à genoux dans la neige, avec une pierre dans chaque main. De temps en temps, ils l'arrosent d'un seau d'eau...

 

Le lendemain matin, il est encore vivant, ce qui exaspère ses bourreaux. Rhabillé, assis sur un banc du bloc, rassemblant ses dernières forces, il essaye de se défendre devant l'opinion générale montée contre lui par les insinuations perfides du chef de bloc et la rancœur due à l'appel prolongé de la veille. A la décharge des camarades silencieux qui lui manifestent leur hostilité, je précise que son supplice de la nuit n'a pas été public. Nous en ignorons la barbarie et croyons l'incident clos. Deux ou trois de nos compatriotes dont le jeune COTY (58), inexcusables, participent à la suite de son calvaire.

 

Sur son banc, la même clique recommence à le rouer de coups pour le faire taire, puis l'entraîne vers l'évier en zinc du bloc où on lave les gamelles. On lui maintient la tête de force dans cet évier plein d'eau de vaisselle, jusqu'à ce qu'il se taise... définitivement.

 

Tous les détails qui nous ont échappés, circulent rapidement dans le bloc et nous remplissent d'effroi. Qu'avons-nous à attendre d'une telle barbarie et d'un mépris si évident de la personne et de la vie humaine (59) Je vais bientôt en faire l'expérience à mon tour.

 

(57) et je l'ignore encore aujourd'hui...

(58) Neveu du Président de la République dont l'attitude inexcusable a été dénoncé à son retour en France par des camarades... Peut-être a-t-il été jugé ou eu des ennuis: je ne le sais pas...

(59) Depuis cette année 1990 durant laquelle j'ai rédigé ce texte, j'ai su par Jacques TOUVENOT d'Epinai que ce type assassiné était réellement un mouchard dangereux. Tout le monde espérait qu'il décèderait pendant la nuit. Il fallait s'en défaire, car les responsables ne voulaient pas le revoir vivant à l'appel!

 

Bat-flanc au petit camp de Buchenwald

 

 

COMMANDOS PÉNITENCIERS

 

À Buchenwald deux commandos pénitenciers existent pour les punis: le jardinage et la carrière. Sans avoir enfreint aucun règlement, ni avoir reçu aucune condamnation, je vais les expérimenter successivement... Je me demande pourquoi je suis incorporé dans ce commando pénitencier? Après réflexion, je pense que c'est un moyen de me mettre réellement dans le bain, si toutefois je n'ai pas encore compris où je suis...

 

Buchenwald est une colline boisée, sur le flanc de laquelle est bâti le camp face à la plaine d'Iéna. Le grand camp en occupe le sommet, en dessous s'élèvent la quarantaine et, plus bas les dépendances du camp. A ce niveau, on nous fait cultiver des légumes et, à côté, des bassins de décantation reçoivent les eaux usées et les déjections du camp. Le jardinage consiste à étendre sur les terrains cultivés l'engrais humain contenu dans les bassins.

Vers le 25 février après l'appel du matin, je suis désigné avec d'autres pour le jardinage. Deux par deux, munis d'une caisse à brancards, nous devons faire la navette entre les bassins et le champ. Ce dernier en pente, un peu plus haut que les bassins, est alors recouvert d'une couche de neige de trente centimètres. Les chemins de terre glacée et les abords des bassins sont particulièrement glissants, car comme les copains, je ne suis chaussé que de claquettes de bois à bandes de toile.

 

Sous la surveillance de S.S. accompagnés de chiens, nous devons courir avec nos caisses de bois extrêmement lourdes même vides. Il faut les remplir à ras bord et ensuite aller les vider à toute vitesse. Mes bras sont lourds et mes mains transies lâchent prise. Pareillement chargés sur ces zones glissantes, nos chutes sont nombreuses. Je dois faire cette corvée douze heures par jour entrecoupées d'une demi-heure d'arrêt à midi. Le premier jour, dès midi, je n'en peux plus. L'après-midi est encore plus pénible, mais je résiste quand même. Si, durant la matinée, j'ai réussi à poser mes caisses un court instant pour reprendre mon souffle, l'après midi, il n'en est plus question, car nous avons de surcroît, un officier S.S. sur le dos.

 

Le soir, de retour au bloc, j'ai 39° de fièvre. C'est inespéré, car, ainsi, le lendemain je suis décrété au "Shonung" (repos des malades). Je pense alors à mes malheureux camarades condamnés au jardinage toute la semaine, y compris le dimanche après-midi.

 

[ Ce jardinage est véritablement atroce. Lors de mon deuxième séjour à Buchenwald, un dimanche de juillet, je reviendrai avec Claude du terrain de sport installé dans une dépendance du grand camp qui surplombe cet enfer de la M... Le champ cultivé longe la clôture électrifiée ponctuée de miradors. Soudain, un coup de feu claque et nous comprenons qu'un malheureux "jardinier" désespéré, vient de se jeter dans les barbelés pour recevoir "le plomb libérateur"... ]

 

Pour notre groupe, la corvée de jardinage est prévue trois jours. Exempté le deuxième jour, je ne suis pas très chaud pour y retourner le troisième. D'ailleurs, au bout de deux jours, mes "camarades de jardinage" n'en peuvent plus et cela se voit. Alors, le chef de bloc désigne d'autres pauvres diables pour nous remplacer.

 

Notre quarantaine prend fin. Je peux enfin écrire une carte en allemand chez nous. Il est interdit d'y faire allusion au camp et au travail. Les seuls sujets autorisés concernent la santé et les colis.

  

Lettre en allemand à ma mère du 26/02/1944

Traduction de la lettre

 

 

 

LA CARRIÈRE

 

Je suis alors envoyé à la carrière.

 

Au pied de l'autre versant de la colline de Buchenwald du côté Erfurt, un commando de punis exploite une carrière de pierres. Ces candidats à l'évasion et évadés repris portent dans le dos et sur la poitrine un placard blanc avec un rond rouge destiné à les signaler à la "bienveillance" de leurs gardiens. Ils peinent dur toute la semaine sans aucun jour de repos, avec les S.S. continuellement sur le dos. (60)

   

Je connais déjà cette carrière pour y être allé occasionnellement chercher des pierres pour le petit camp. Cette fois, j'y retourne pour y travailler avec le Père HOUDET, Ernest ROJAS et René MAHEUX... Claude GONORD a été affecté à l'usine comme travailleur de nuit (Nachtschicht) et je ne le vois plus que le dimanche après-midi.

 

Notre travail consiste à transporter des pierres d'un endroit à un autre ou à en charger des wagons. Comme nous n'avons pas le rond rouge, nous sommes plus tranquilles que les autres sur lesquels s'acharnent les S.S..

 

Au bout de deux ou trois jours, le froid est si intense que les S.S. nous apportent des capotes rayées et des bottines à semelles de bois. Ils nous les distribuent en pleine tempête de neige. Nous souffrons cependant terriblement du froid et le Père HOUDET attrape sa pneumonie à laquelle j'ai fait allusion dans l'article consacré à " L'État Sanitaire".

 

Malgré tout, çà me semble un paradis à coté de la M.....

 

(60) Dans chaque camp existe, au moins, un commando semblable

 

 

La carrière de Buchenwald

 

 

 

LE TERRASSEMENT

 

Un matin, je suis choisi au hasard pour combler un trou dans un commando de terrassement (Baukommando) dont j'ignore tout... Je franchis toutes les enceintes du camp pour partir sur la route de Weimar. La neige est épaisse et colle à mes bottines à semelles de bois et rend ma marche pénible. Près d'un petit bois, on fait halte près de deux ou trois habitations d'officiers ou d'ingénieurs. Il faut leur creuser des caniveaux.. C'est la première fois de ma vie que je manie une pelle et une pioche et je suis très maladroit. Mêlé à des types de différentes nationalités, je ne peux converser avec aucun camarade et subis même leurs premières malveillances dues à leur rusticité et demi sauvagerie.

 

Près de mon groupe, je repère quelques français et, petit à petit, réussis à me rapprocher d’eux.

 

 

LES DEBRANGES

 

En travaillant à côté d'eux, j'ai la surprise et la joie d'y retrouver François DEBRANGES, un ancien scout de Nantes. Henri, son frère aîné, a été mon chef de patrouille lors de mon arrivée aux Coqs à la 1 ère Nantes. François m'apprend qu'Henri est également au camp. Malade, il vient d'entrer à l'infirmerie. Évidemment, il m'invite à venir le voir dès le dimanche suivant à son bloc.

 

Comme je suis heureux de le retrouver! J'espère revoir Henri à sa sortie de l'infirmerie (61). Hélas, le lendemain, le groupe de François change de quartier et je ne peux le revoir. Comme convenu, le dimanche suivant, je me rends à son bloc. Il m'y accueille cordialement et me présente un cousin. Nous partageons quelques friandises restantes du dernier colis reçu et parlons du pays. Je leur apporte quelques nouvelles de France. Cette rencontre m'est vraiment d'un grand réconfort.

 

 

VOLONTAIRE

 

Depuis la fin de la quarantaine, les appels se font dans le grand camp. Ceux qui ont accepté le travail en usine, sont bientôt affectés à des ateliers, selon leurs compétences. Comme menuisier, Claude est affecté aux crosses de fusils. On demande des volontaires pour le travail de nuit. Pour échapper au terrassement et au froid, je m'y inscris, d'autant que j'ai entendu dire que l'usine est chauffée.

 

En théorie, je dois quitter le bloc 61 pour un bloc du camp principal dès que j'aurai reçu mon affectation. En fait, mon travail de nuit n'est pas une affectation et je reste au 61. Par contre, affecté comme menuisier, Claude intègre le bloc 14 qui comprend une majorité de Français.

 

Mes deux derniers jours de travail à la terrasse se passent entre la centaine de garages du camp S.S. dont chacun peut contenir un camion de moyen tonnage. Contrairement à ce que je pensais, ils ne contiennent aucun véhicule, mais sont entièrement remplis de caisses de cognac, de champagne et de vins fins "made in France". Ces "messieurs" les ont évidemment pillés chez nous et se les gardent bien précieusement (62)

  

(61) Mais, je vais partir avant pour Laura

(62) Ces garages furent heureusement démolis par les bombardements de l'usine en août 1944. Je ne crois pas qu'ils étaient déjà vides.

 

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CHAPITRE V

 

 

~ EN RÉSERVE DE TRANSPORT ~

18 au 25 mars 1944

 

  

L'USINE ET MON TRAVAIL

 

Peu après mon arrivée à Buchenwald, le temps doux tourne au froid, la neige tombe et un vent glacial balaie la colline, rendant pénibles les appels et le travail en plein air. Pour y échapper, je me suis porté volontaire pour travailler à l'usine, en équipe de nuit. En fait, je trouve le travail très malsain et certaines heures assez dures.

 

Quand j'y arrive, l'usine est une construction récente inachevée en briques rouges qui reçoit du matériel démonté (63) pour fabriquer des caissons à munitions et des fusils. La Mibao, son annexe dans le camp, fabrique des postes de radio (64). Cette usine "Gustloff" appartiendrait à SAUKEL, un "Gauleiter" du travail obligatoire en France. C'est pour cela, je pense, que la plupart de la main d'œuvre, sortie des prisons de France, est dirigée sur Weimar en ces années 43 et 44, alors que l'usine se monte.

 

Usine Gustloff en 1943

 

 Mon travail consiste à décharger les machines démontées et à les transporter à travers l'usine. Quelquefois, je trouve en arrivant un grand nombre de machines déchargées par l'équipe de jour dans la grande salle du bas. Je dois alors les hisser sur de petits chariots et les transporter à pied d'œuvre. L'usine étant chauffée à l'air chaud, je préfère de beaucoup cette partie du travail. D'autres fois, je dois vider des wagons arrivés trop tard pour être déchargés par l'équipe de jour, et qui doivent repartir dès le matin. L'Allemagne en guerre a besoin de son matériel roulant.

 

Une nuit, par un froid intense, je décharge avec les camarades des canons de fusils retournés pour malfaçons. Pendant des heures, les mains nues, nous nous passons à la chaîne ces bouts d'acier froid en essayant de les prendre avec le bord de notre veste ou avec notre calot.

 

(63) Volé dans les usines italiennes au fur et à mesure de l'avance alliée, car, depuis 1943, le maréchal BADOGLIO, chef du gouvernement italien, a déjà signé l'Armistice avec les Alliés.

(64) je n'ai compris que plus tard qu'ils servaient aux fusées radio guidées

 

 

 

LA REVANCHE

 

Heureusement, nous avons notre revanche lorsqu'en déchargeant du matériel comme des tours ou des perceuses, nous en démolissons quelques-uns. Parmi nous, un adjoint du kapo contremaître polonais fait de la bonne besogne. Quand une machine ne veut pas passer quelque part, il tape aux endroits faibles à coups de barre à mine, jusqu'à ce qu'elle casse en deux. Celles que nous détruisons, vont retrouver dans un cimetière à machines, celles déjà détériorées par le voyage. Ce cimetière grossit chaque jour. Nous ne risquons pas grand chose à faire cela, car, la nuit, très peu de contremaîtres et encore moins de "contrôleurs", nous encadrent.

 

Lorsqu'il n'y a pas de wagons à décharger, nous transportons seulement quelques machines. A minuit, nous avons une pause d'une demi-heure. Notre judicieux polonais nous active jusque-là, de manière à ne laisser qu'une machine par chariot (cela correspond à une demi-heure de boulot avec le trajet et le déchargement). Alors, nous nous blottissons dans quelque atelier désert et nous dormons bien au chaud entre les machines. Un contremaître de connivence doit nous avertir de toute arrivée suspecte. Dans ce cas, nous nous remettons au travail, en roulant notre charge le plus lentement possible comme si elle était très pénible. Le danger passé, on se planque à nouveau dans un autre coin.

 

RÉSERVE DE TRANSPORT

 

Le matin, en rentrant au bloc, mon casse-croûte m'attend. Comme j'ai envie de dormir, je ne mange pas tout d'un seul coup. Le soir, je touche ma soupe avant de partir et arrive ainsi à garder un morceau de pain pour la nuit.

 

Depuis que j'ai écris chez moi, j'attends des colis et espère rester à Buchenwald. Hélas, un matin, en rentrant du travail, le chef de bloc m'avertit que je suis tenu en réserve pour un transport. Le soir même, je ne retourne pas à l'usine. Au lieu de nous laisser nous coucher, le chef nous rassemble devant la baraque du cinéma où doit avoir lieu un appel pour le transport. Nous y restons des heures à attendre pour rien.. Finalement, l'appel se fait au bloc. À l'exception de quelques uns affectés à l'usine, comme Claude, qui nous quittent pour le grand camp, presque tous les camarades du bloc sont désignés pour le départ. Nous nous retrouvons, comme à la fin de la quarantaine, avec l'interdiction de nous éloigner du bloc.

 

Le transport prévu, appelé "Transport Karl", est finalement annulé et remplacé par trois transports différents. Un groupe d'une vingtaine de spécialistes est constitué pour aller à Lepzig; les deux grosses sections restantes partiront à quelques jours d'intervalle

 

Ces incertitudes permanentes, nous inquiètent beaucoup et sont un véritable calvaire. En plus, les rumeurs du camp prévoient dix mauvais commandos pour un de bon. J'entends beaucoup parler de Dora qui, à cette époque, est un véritable enfer:

  

- Il arrive chaque jour un ou deux camions de cadavres de camarades morts à Dora pour être brûlés au crématoire de Buchenwald (65)... assure un voisin de chambrée.

 

Le Chef de Bloc en rajoute en précisant qu'on envoie à Dora les fortes têtes pour les mâter, sous-entendu que ça ne nous arrivera pas si nous sommes bien sages. C'est un nouveau chantage évidemment, puisque le premier groupe de camarades dont font partie René MAHEUX, le petit Robert BOURET et la plupart de ceux de Plerguer, assurés par lui d'être dans un bon transport, atterrissent quand même à Dora (nous l'apprenons dès le lendemain de leur départ). Restés cent cinquante environ avec quelques camarades d'un autre bloc et quelques Russes, c'est finalement un groupe de deux cent internés qui attend.

 

Depuis le 18 mars, nous sommes dans une cruelle incertitude. Au matin du 25 mars, on nous rassemble sur la grande place. Un officier S.S. nous passe en revue et inspecte nos mains pour vérifier notre aptitude au travail.. Notre sort est enfin jeté!

 

Je troque ma tenue de clochard pour la tenue rayée. J'ai peur de me retrouver à nouveau à cent par wagon, mais je monte avec soulagement avec seulement quarante neuf camarades dans un camion bâché avec remorques. Les sentinelles sont avec nous et, cette fois, nous ne manquons ni d'air, ni de place.

  

(65) A cette date, Dora ne possède pas encore son propre crématoire, mais je n'en sais rien.

 

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