MES SOUVENIRS DE CAPTIVITÉ
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2ème PARTIE:
DÉPORTATION
EN ALLEMAGNE
CHAPITRE I
~ COMPIÈGNE - BUCHENWALD ~
27 au 29 janvier 1944
LE WAGON
Pour ne pas être seul dans cette épreuve, je cherche à monter dans le même wagon que Claude. Le convoi est formé et de nombreux wagons ont déjà fait le plein de leur chargement humain.
Tout le monde connaît ces wagons à bestiaux en bois destinés en temps de guerre à recevoir quarante hommes ou huit chevaux en long. De nombreux soldats y ont voyagé, mais s'y entasser à cent ou cent dix bonshommes, suivant le cas, est une autre affaire. C'est pourtant ce qu'on exige de nous. Il faut comprimer les derniers arrivants pour parvenir à fermer les portes à glissières qui sont ensuite soigneusement verrouillées.
Wagon de transport de déportés |
Un gars de mon wagon croit pouvoir émettre une protestation véhémente:
- Nous nous souviendrons, Messieurs! crie-t-il aux Allemands.
- C'est parce que nous nous souvenons de ce que vous nous avez fait à l'autre guerre, répond en très bon français, en interrompant son geste, le boche qui poussait la porte.
Il ponctue sa phrase d'un: Sales cochons!
Nous sommes, bel et bien, emmurés dans cet espace restreint qui comprend, en outre, un vieux bidon à usage de « tinette » (33) et deux bottes de paille que nous devons étaler sur le sol comme "litière". Pour ceux qui n'ont jamais circulé dans ces wagons, j'indique que chaque extrémité est munie de deux ouvertures. L'une, petite lucarne, est en grande partie obstruée par des planches munies de barbelés et l'autre, sorte de volet métallique, est inamovible. C'est dire, qu'outre la place, l'air et la lumière nous sont accordés avec parcimonie.
(33) Toilettes
Lucarne du wagon |
PREMIÈRE ORGANISATION
Le premier problème à résoudre est celui de la place. Ceux qui sont proches des deux bottes essayent de les éparpiller le plus possible. Le second problème concerne la "tinette". On voudrait bien balancer son contenu dehors. Très vite, on se rend compte que c'est presque impossible. On décide donc ne n'en pas faire usage.
Malgré l'époque, le chaleur humaine développée par cent bonshommes collés les uns aux autres monte rapidement. Chacun essaie de se débarrasser de sa couverture, de sa musette et de ses vêtements superflus, soit en les accrochant à des clous de la cloison ou à des poutres du toit, soit en les laissant tomber à ses pieds. Ceux qui se trouvent le long des murs possèdent une espèce de dossier contre lequel ils s'appuient. D'autres commencent à s'asseoir sur leurs ballots. Rapidement, il apparaît clairement que cette position prend trop de place et que tout le monde ne pourra en profiter. Des protestations s'élèvent, car ceux qui restent debout sont en position intenable. Du dehors, les Allemands nous crient de nous taire. Peu de temps après, le convoi s'ébranle.
Le convoi chemine assez lentement et la journée s'écoule, ponctuée de petites engueulades, heureusement localisées, dues au manque d'espace vital. Certains croient bon d'entamer leur pain et saucisson, en oubliant simplement qu'il n'y a rien à boire; ils vont vite en souffrir. Quant à moi, je ne mange qu'une seule tartine et m'en abstiens complètement les jours suivants. Avant la nuit, les camarades placés près des petites fenêtres, nous signalent que nous sommes près de Châlons-sur-Marne.
S'ASSEOIR
Après quelques discussions, on décide, pour éviter un désordre général, de nommer un chef de wagon auquel on consent une obéissance absolue. Celui-ci nous partage en deux moitiés de wagon, de cinquante hommes chacune. Il s'agit d'organiser un moyen de nous reposer un peu. Chaque partie aura le droit de s'asseoir durant deux heures pendant que l'autre restera debout. Cette solution, très belle en théorie, se révèle praticable dans la journée parce qu'on y voit; elle nécessite, tout de même, pour que cinquante hommes puissent s'asseoir, un ordre particulier qui est le suivant.
Par rangs de cinq, on s'asseoir entre les jambes écartées du camarade devant lequel on se trouve, ce qui, dans le sens de la largeur du wagon, donne à peu près une dizaine de rangs, divisés en deux camps. Chaque rang, en effet, a deux extrémités partant des murs et comprend ainsi un groupe de trois camarades faisant face à un groupe de deux... Bien sûr, ces dix rangs débordent très largement la moitié du wagon. Dans la partie restante, ceux qui sont debout ne sont pas très à leur aise, car très à l'étroit. Il serait simpliste de penser que ceux qui sont assis le sont beaucoup plus.
Organisation du wagon |
A la vérité, il est difficile, à la plupart d'entre nous, de rester deux heures dans cette position crispante. Tensions musculaires, crampes et ankylose, nous obligent à bouger. Nous nous levons alternativement pour nous rasseoir ensuite si possible. Car, bien évidemment, notre station debout, si courte soit-elle, permet à nos voisins de se desserrer légèrement ce qui rend compliquée l'opération de revenir à sa place d'origine.
Imaginez que notre train de marchandise fonctionne comme tel. Il s'arrête souvent avec brusquerie, puis redémarre plus brutalement encore ce qui précipite des rangs entiers de camarades debout sur les assis. Vous vous imaginez ce que cela peut donner dans l'obscurité. Alors commença le véritable drame.
L'OBSCURITÉ
Où que l'on soit, il y a inévitablement des tricheurs! Qui leur jettera la pierre puisqu'ils tombent de fatigue? Mais, l'obscurité totale ne permet plus de faire la police, ni de remettre de l'ordre, d'autant plus que le chef que nous nous sommes donnés, ne connaît pas plus de dix noms sur les cent. Il se dépense, cependant, sans compter sa peine, en se déplaçant au besoin, ce qui n'est pas une petite entreprise.
La première nuit est pénible, mais ce n'est rien, car nous sommes encore, pour la plupart, en état de résister à la fatigue et au sommeil. La soif est douloureuse, mais elle aussi se supporte.
Nous passons la frontière en cours de nuit. Dans les premières gares du Reich, pendant d'interminables arrêts, un camarade alsacien lance, en allemand, à l'adresse de certains cheminots, des appels pour avoir de l'eau qui restent tous sans réponse.
SOUCI D'ÉVASION
Comme je l'ai écris plus haut, certains ont fait passer, malgré la fouille, les outils nécessaires à une évasion. La grosse majorité d'entre nous y répugne par crainte des représailles dont les officiers allemands nous ont menacées. D'ailleurs la question ne semble pas se poser dans mon wagon, car il y a, tout au plus, deux ou trois couteaux en poche, passés en fraude, qui se révèlent bien insuffisants.
Dans d'autres wagons, au contraire, certains copains, profitant que le train roule lentement et que le bruit couvre leur ouvrage, sont parvenus, semble-t-il, dans la première journée, à découper dans le plancher, une ouverture suffisante qu'ils maintiennent obstruée jusqu'à la nuit.
C'est au début de celle-ci qu'ils tentent leur évasion malgré les quelques protestations inquiètes de leurs compagnons de voyage. Il est impossible que cent hommes descendent, un à un, par ce trou sous les roues et ressortent entre les tapons avant de sauter dans le fossé, sans attirer l'attention des boches. En effet, toutes les deux ou trois voitures, des sentinelles veillent dans de petites cabines.
Certains évadés se laissent glisser sur le sol, entre les roues et attendent ainsi le passage du dernier wagon pour sauter dans le fossé. Mais, les Allemands connaissent cette possibilité et ont muni, dit-on, le dernier wagon du convoi d'une espèce de râteau qui racle entre les rails... Il faut donc sauter en pleine marche, sur le côté, ce qui est déjà dangereux, sans compter les balles possibles. C'est pourquoi, le voudraient-ils, tous ne peuvent le tenter!
UNE ÉVASION - SES SUITES
Avant la frontière, mon convoi grimpe lentement une rampe lorsque des coups de feu claquent dans la nuit. Peu à peu, le train s'immobilise et j'entends de gutturales et nombreuses vociférations, entrecoupées de coups de fusils, bientôt suivis d'un silence peu rassurant.
Soudain, des voix se rapprochent de mon wagon. J'entends ouvrir et fermer de nombreuses portes à glissière, puis, je vois jouer les ferrures de la mienne avec un peu d'inquiétude. Nul ne s'étant évadé de notre wagon, je pense, comme mes camarades, n'avoir rien à redouter. Paradoxalement, cette porte qui s'ouvre nous amène une bouffée d'air frais qui n'est pas pour nous déplaire, dans notre fournaise confinée.
Malheureusement, il y a l'envers de la médaille! Des lampes électriques sont braquées sur nous tendis qu'une voix vocifère en français. Deux espèces de brutes montent dans notre wagon. Ce sont d'authentiques S.S. et nous allons aussitôt apprendre à les connaître (34). La matraque au poing, ils nous crient de nous entasser dans une moitié du wagon afin de nous compter. Ceci, vous vous en doutez, n'est pas chose aisée. La matraque fait le nécessaire. Je ne suis pas le dernier à me précipiter vers l'endroit désigné où nous sommes bientôt tous rassemblés dans un entassement indescriptible. Il faut alors recommencer la manœuvre dans l'autre sens, en passant un à un devant une espèce de caporal schlague qui nous compte à coup de matraque. Je passe le plus rapidement possible le long de la cloison et suis assez heureux pour éviter le coup qui m'est destiné. Quand nous sommes de nouveau entassés, comme précédemment, dans l'autre moitié de wagon, les SS descendent ce qui nous permet de nous desserrer. Alors, ils nous donnent l'ordre de nous déchausser, de jeter nos chaussures devant la porte et de livrer tous les outils, couteaux ou crayons qui sont "verboten"... Sous la pression de certains camarades angoissés, ceux qui possèdent quelques objets les jettent dehors.
Comme nous sommes au complet (35), on nous laisse tranquilles et la porte se referme. Il n'en fut pas de même partout, comme nous le verrons plus loin..
(34) Nos réclamations en prison à Compiègne ou en montant dans ce train prouvent assez que la plupart d'entre nous n'avait pas encore compris exactement la nature de nos adversaires, ni comment ils nous considèrent.
(35) J'ignore le nombre de nos camarades évadés et s'ils ont été ou non repris par la suite, comme nous le déclarèrent les Boches. Je sais seulement que, dans le wagon de ROJAS, les Allemands ne commencèrent à tirer que sur le septième fugitif dont on ignore le sort
SECONDE JOURNÉE
La seconde journée permet de rétablir un certain ordre dans nos rangs et beaucoup de camarades font preuve d'une véritable discipline. La soif se fait maintenant cruellement sentir.
Comme je l'ai écrit plus haut, nous avons décidé de ne pas utiliser la "tinette", mais il faut bien, au moins, uriner. Nous nous en tirons en urinant dans des quarts que nous nous passons ensuite de mains en mains jusqu'à ceux qui se trouvent près des petites lucarnes par lesquelles ils les vident quand le train roule. Si pendant le jour, il y a des renversements pénibles pour ceux qui reçoivent l'urine sur eux, il faut bien imaginer que la nuit de telles manœuvres sont absolument impossibles. Aussi, en arrive-t-on, la nuit, à utiliser quelques fois la "tinette".
Avant la deuxième nuit, le convoi stoppe enfin. En gare de Trêves, le wagon s'ouvre et nous descendons, en chaussettes, pour recevoir chacun une écuelle de soupe de gruau d'orge ou d'avoine. Il faut l'avaler rapidement bien qu'elle soit bouillante. Je préfèrerai (36) de l'eau, mais cela calme, tout de même, un peu ma soif.
Pendant la distribution, j'aperçois des camarades d'autres wagons que les Allemands font descendre complètements nus (37) en pleine gare d'une grande ville sans aucun respect humain.
(36) En fait, je n'ai pas lieu de ma plaindre, car je l'apprendrai bientôt, la plupart des convois ne touchaient absolument rien. Nous sommes des privilégiés!
(37) Arrivé à Buchenwald, j'apprendrai qu'on leur a retiré tous leurs vêtements à cause d'évasions dans leur wagon au cours de la première nuit.
L'abominable trajet de Compiègne à Buchenwald |
DEUXIÈME NUIT
Au cours de la deuxième nuit, nous subissons de nombreux arrêts dans des gares et sur des voies de garage. Toutes ces manœuvres nous précipitent toujours les uns sur les autres, aggravant le désordre à tel point que cela devient un véritable enfer.
A partir d'une certaine heure, que je suis bien incapable de préciser, je dois me lever à cause des crampes qui ne me lâchent plus. Je reste debout jusqu'à l'aube en me retenant, tant bien que mal, à des vêtements suspendus au plafond. Dans un demi sommeil, j'entends les cris et les plaintes des camarades qui se trouvent mal. Leurs voisins essayent de les secourir ce qui ajoute à la confusion générale.
Je n'arrive pas toujours à poser mes deux pieds à terre tant la place manque. Alors, je tourne sur moi-même et finis par perdre complètement le sens de ma position. Cette situation m'est tellement insupportable que j'appelle Claude. Il me répond et comme je connais sa place, je finis par retrouver mon sens de l'orientation. Ouf Il était temps!...
Certains d'entre nous commencent à délirer. Pendant les arrêts, il est absolument impossible d'obtenir le silence que les Allemands exigent bien qu'ils menacent fréquemment de tirer dans le wagon. L'Alsacien leur explique que nous avons désigné un chef de wagon, mais que certains ont déjà perdu tout bon sens et qu'on ne peut rien faire pour leur imposer le silence. Ils répondent que c'est une bonne chose d'avoir choisi un chef, mais que leurs menaces tiennent toujours ce qui nous glace le sang.
L'aube pointe ce qui permet, comme la veille, une détente appréciable. On repère alors notre position. Nous passons Mayence, puis le Rhin. Notre orientation nous confirme que nous nous dirigeons vers Weimar.
TROISIÈME JOURNÉE
Pendant cette troisième journée, étant à bout de sommeil, nous bougeons moins et réussissons même, pendant une bonne partie du temps, à nous asseoir régulièrement suivant le système prévu. Pourtant elle nous paraît particulièrement plus longue et plus pénible que les précédentes. La chaleur animale, l'odeur poignante d'humanité entassée Jointe à celle des "tinettes " dont on n'a pu empêcher certains de faire usage et la soif dévorante (38) sont autant de supplices intolérables qui rendent infernale cette dernière partie du voyage.
De nouveau, des syncopes et des délires nous atteignent les uns après les autres. Je suis assis et sens ma tête tourner. J'essaie de me retenir et tombe bientôt en arrière sur le copain entre les jambes duquel je me trouve.
- Eh! Henri! Réveille-toi! C'est pas le moment de te laisser aller! me dit-il en me repoussant et en me flanquant deux ou trois claques amicales. . .
- Excuse-moi! je ne sais pas ce qui m'a pris! La soif et le manque d'air me gênent particulièrement et j'ai eu une petite perte de connaissance. Continue, s'il te plait, à me claquer un peu. Çà me réveille!
- D'accord, c'est pas grave!
Pour comble du malheur, en particulier pendant les arrêts, l'un d'entre nous se met à hurler et crier des appels sans aucun sens:
- Messieurs les Allemands! Ils veulent me prendre mon argent. Ils m'empêchent de boire. Venez, Messieurs les Allemands, ils veulent me faire du mal... Non, vous n'aurez pas mon argent... Au secours...
- Ta gueule! T'es fou ou quoi? Ferme-là Bon Dieu!... lui répond-on
- Taisez-vous! nous gueulent les Boches de l'extérieur...
(38) Nous avons tout essayé: sucé des bonbons de la Croix-Rouge, du sucre et mastiqué du pain, etc.
- Nous avons un fou, nous manquons d'air et nous mourons de soif! leur explique, sur notre instance, notre copain alsacien…
- Vous pouvez bien crever! nous répondent les Allemands...
UN MORT
La nuit tombe à nouveau sur notre infernal convoi. Au crépuscule, je prends alors conscience que le fou ne dit plus un mot. Sous la menace allemande, ses voisins l'ont coincé le long du mur. Entre deux épaules, en lui tenant les bras et une main appliquée sur la bouche, ils l'ont forcé au silence. Alors, s'est-il évanoui? L'a-t-on étouffé? Je ne sais. Ce qui est certain, c'est que je remarque, tout à coup, ses yeux grands ouverts et fixes alors que je croyais qu'il dormait.
- Eh! Les gars, le fou, il ne bouge plus! les interpellai-je.
- Merde! Faut le ranimer!
Les copains entreprennent aussitôt de le ranimer et j'essaie à mon tour la respiration artificielle apprise en cours de secourisme.
- Henri! Arrête! Je suis médecin. C'est pas la peine de t'acharner, il est mort! me dit une petite voix dans mon dos.
Je sais bien qu'une méthode de respiration artificielle ne donne pas forcément des résultats en cinq minutes. Il faudrait continuer, mais mon énergie n'est pas suffisante pour aller contre l'avis d'un médecin. Je le lui abandonne avec le vague espoir qu'il va faire quand même quelque chose. Je reconnais à sa décharge, car il ne tente rien, que malgré la bonne volonté générale, la place et l'oxygène manquent pour effectuer un sauvetage.
Notre convoi traverse Leipzig. L'Alsacien indique aux Allemands que nous avons un mort. Comme on s'en doute, cela ne les émeut pas (39) davantage, mais ils indiquent que nous sommes presque arrivés.
Certains camarades proposent à tous les croyants de réciter une prière pour le camarade défunt. D'autres répondent qu'ils le connaissent bien et que ce n'est pas dans ses idées. La prière est dite pendant que les uns font le serment de le venger et que d'autres s'inquiètent de sa famille à prévenir au retour (40).
TROISIÈME NUIT
Avec la nuit, l'atmosphère devient à nouveau insoutenable. De longs délires marquent cette dernière étape entrecoupés de très courtes accalmies fondées sur l'espérance d'une proche fin du voyage. Dans mon wagon, sur les quatre-vingt-dix-neuf bonshommes, il doit rester, je crois, une dizaine de braves gens encore sensés...
A force de reptation, je suis arrivé à me faufiler debout près du volet de fer par lequel m'arrivent, seulement pendant la marche, quelques bouffées d'air frais qui me ravigotent un peu et m'aident à tenir le coup. Hélas, depuis Leipzig, les moments où le train roule deviennent de plus en plus courts. Le convoi s'arrête souvent et procède à de multiples manœuvres. J'ai quitté mon veston, mon gilet et mon tricot. Il me reste ma chemise, mon pantalon et un petit gilet de laine boutonné devant. Je suis ainsi plus à l'aise. J'accroche le tout le long du mur, près de ma musette que je retrouve. J'y prends la serviette offerte par LE GOAZIOU et m'en sers pour ventiler mes voisins affalés par terre.
Ces mouvements me fatiguent et achèvent de me mettre complètement à plat. La tête me tourne à nouveau et je comprend que je vais choir sur mes camarades. J'appelle à mon aide un des braves dont j'ai entendu prononcer le nom dans les derniers quarts d'heure par tous ceux qu'il aide. Il me fait venir à lui (41) en m'indiquant par où passer. Il m'amène ainsi près de la porte à glissière et me fait coucher sur un camarade déjà en position. De cette façon, j'ai le nez en face d'une fente par laquelle m'arrive suffisamment d'air frais tandis que je suce la ferrure ruisselante de condensation.
Après, je ne me souviens de rien, si ce n'est du dernier arrêt. La lumière et les bruits de bottes mêlés aux aboiements des chiens proches du wagon précèdent de peu le grincement des ferrures de la porte qui s'ouvre enfin... Je reprends espoir...
(39) "Ce convoi comprenant 1590 déportés au départ de Compiègne dont 1412 Français. Il y eu 10 morts pendant le trajet." D'après "Le Serment", n° 182, p. 17 (1986)
(40) A ce moment, pour faire de tels projets, nous avons encore bien des illusions sur le sort qui nous attend!...
(41) Quand j'y repense, cela me stupéfie, car dans ce noir total et cette pagaille générale, ce type gardait une image précise des lieux et de la position de ceux qu'il avait placés.
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CHAPITRE II
~ ARRIVÉE À BUCHENWALD ~
Buchenwald
Camp de concentration créé en 1937. En moins de huit ans 250000 personnes y furent déportées, torturées et martyrisées; 65 000 Y moururent. À partir de 1942, les internés furent employés dans l'industrie de l'armement pour l'anéantissement par le travail dans l'usine Gustloff de Buchenwald ainsi que dans les 136 commandos extérieurs éparpillés autour de ce camp de concentration.
L'ACCUEIL
- "Los - Raus!" sont les premiers mots de bienvenue qui m'accueillent.
Je me précipite en bas du wagon, tandis que des S.S. y pénètrent afin de le vider plus rapidement à coup de "goumi". Les malades, le cadavre et tout ceux qui ne peuvent se traîner, sont jetés, brutalement, par la porte aux pieds des chiens qui se chargent de réveiller les plus endormis. Au fur et à mesure que nous sortons, on nous aligne en rangs par cinq. Un camarade, bien aligné comme les autres, est cependant mordu par un chien, sans que cela n'éveille aucune considération. Nous sommes en chaussettes, dans la boue, avec pour seul baluchon ce que nous avons pu saisir à la hâte avant la descente. Je suis vêtu d'un pardessus bleu marine, pris au hasard, que je crois être le mien. Bien que le temps soit assez doux, car il a plu, je n'ai pas très chaud pendant que le wagon se vide.
Situation du camp de Buchenwald |
" LA PETITE VILLE"
- Où sommes-nous?
- Sûrement pas dans une gare...
Le convoi est sur une voie sans issue, bordée tout du long, de lampes électriques derrière lesquelles j'aperçois des bâtiments en briques rouges. De nombreuses lumières scintillent au loin et donnent l'impression de la proximité d'une petite ville.
Quand mon groupe est formé, nous nous mettons en marche vers "la petite ville". Au bout de mille cinq cent mètres environ, nous arrivons devant une grande porte en fer forgé, flanquée de chaque côté, de deux petits corps de garde.
Sur le mur est peinte une silhouette masculine, en chapeau mou, derrière laquelle j'entrevois un revolver. Au-dessus, des mots allemands s'inscrivent en noir dont je ne comprends pas le sens, mais qu'un camarade me traduit:
- Juste ou injuste, c'est pour ta patrie.
- À chacun son dû ! (42) est inscrit en allemand également sur la grille de la porte d'entrée.
La porte franchie, je me trouve dans un large espace découvert. Nous ne sommes plus flanqués de S.S., mais de gardiens... Imaginez des hommes très forts, habillés en gros drap militaire, coiffés du béret boche classique et chaussés d'énormes bottes. Ce sont des "Lagerschutz", c'est à dire des policiers de camps qui, je vais le découvrir rapidement, sont aussi des internés, mais pas n'importe lesquels.
A droite de l'entrée, on nous fait passer, un par un, dans des bureaux. Des secrétaires féminines y remplissent des fiches à notre nom, puis on nous photographie et nous prend nos empreintes digitales.
(42) A chacun son dû! Dans le sens de la mentalité nazie veut dire: Il Vous êtes là parce que vous l'avez bien mérité!
Entrée du camp de Buchenwald |
Chacun son dû ! |
LA CHAÎNE
Avec Claude et quelques camarades, je mange les quelques provisions et friandises qui nous restent. Bien nous en prend, car un quart d'heure après, nous nous retrouvons dans "la chaîne" dépouillés de tout...
Avec mes camarades, je suis poussé dans le bâtiment en face de la porte d'entrée: là commence le premier maillon d'une chaîne qui, d'un individu civilisé, doit me transformer en bagnard. Cette chaîne se déroule dans trois corps de bâtiment en forme de U.
Voici la succession des maillons de cette chaîne:
1° - Cabine de déshabillage:
Je me déshabille complètement et dois remettre toutes mes affaires dans un sachet, y compris montre, bijoux personnels, alliance, etc. En échange de mes effets, je reçois une étiquette numérotée. Je peux garder mes lunettes et j'ai de la chance, car les malheureux infirmes doivent retirer leurs ceintures, bras et jambes orthopédiques.
Nu comme un ver, muni de cette seule étiquette, je suis dirigé vers la suite.
2°- Cabinet médical:
Dans une petite chambre, un soi-disant médecin en blouse blanche me
demande si je suis malade.
3°- Coiffeur:
Dans une pièce de taille moyenne, des crânes rasés, aimés de tondeuses électriques, m'épilent de la tête aux pieds.
4° - La douche:
J'entre dans une petite salle munie d'un bassin en béton rempli d'eau et de grésil (43). Je dois y plonger la tête la première. Ceux qui hésitent, y sont précipités de force, à la grande joie des exécutants. Dès qu'un petit groupe a franchi l'épreuve, il a droit à la douche.
5° - Séchoir:
J'atterris dans un corridor en courants d'air où je me sèche, tant bien que mal, avec une serviette qui sert à six à huit bonshommes.
(43) Petits globules de glace spongieuse, friable et blanche.
6° - Corridors:
Toujours à poil, je franchis un dédale d'escaliers et de corridors qui
aboutissent à une grande salle d'habillement.
7° - Habillement:
Le long d'un comptoir, je reçois une paire de chaussettes, un caleçon, une chemise, un tricot, une veste, un pantalon, un bonnet quelconque, une paire de sandales à semelle de bois et une bande de toile pour me recouvrir le bout des pieds. Mon pantalon et ma veste sont bariolés de croix à la peinture.
On me l'annonce:
- Si le tout est à ta taille. Tant mieux! Sinon, tant pis! Si le pantalon te sert les reins. Très bien! S'il est trop grand, tu n'as qu'à le tenir.
J'enfile tout cela à la hâte, car pas une minute ne m'est accordée à cet effet. On me pousse déjà dans le couloir et je recommence à courir dans les corridors.
8° - Numérotation:
Au bas d'un escalier, un brave type me donne, suivant mon ordre de passage,
un bout de toile sur lequel est inscrit mon numéro et il note celui de mon étiquette remise au début de la chaîne.
Mon numéro ! |
9° - Les guichets:
Dans un bureau immense, je fais la queue devant des guichets. A l'un, je donne mon nom; à l'autre, mon numéro. J'arrive ainsi devant une espèce de secrétaire qui tape à la machine, gourmant de renseignements: nom, prénoms,
date et lieu de naissance, adresse, profession, nom, prénom, etc. de mon père, idem de ma mère, résidence actuelle de mes parents, épouse; enfants, frères, sœurs, motifs de l'arrestation, etc., etc.
10° - Couloirs:
Je redescends encore pour attendre finalement dans le couloir d'un sous-sol sur lequel ouvrent de lourdes portes métalliques marqués "Gaz".(45)
I1° - La cour :
Puis, on vient me chercher et, avec les copains, je me retrouve à nouveau dans la cour où l'on nous fait mettre en rangs par trois.
- Et, en avant, marche!
(44) C'est ce qui m'a paru le plus déshumanisant. Je ne suis plus Henri MAINGUY, mais 43 922. Alors, vous comprenez que le jour où la Sécurité Sociale m'a fait le même coup en France, je ne me suis pas laissé faire.
(45) En 1945, j'apprendrai l'existence des chambres à gaz et je ferai le rapprochement
Plan du camp de Buchenwald |
LA BARAQUE
Nous déambulons dans les rues de "la petite ville". Les chemins me semblent moins propres et les bâtiments moins beaux qu'ailleurs. Affublé en clochard, j'ai l'impression de pénétrer dans une "zone".
Je franchis encore un portail, en barbelés celui -là, et passe la porte d'une immense baraque en bois. Est-ce là ma chambrée? Je la traverse par son milieu, entre deux rangées de tables. Dans la première moitié de cette baraque, trop occupé à m'accrocher aux pas de Claude, je ne remarque rien. J'espère bien, cette fois, ne pas être séparé de lui. Il est le numéro 43 914 et je suis le 43 922. Dans les couloirs, je suis arrivé à ne pas le perdre.
Avant de pénétrer dans la seconde partie du bloc, je dois montrer ma petite bande de toile sur laquelle est noté mon numéro. C'est ma pièce d'identité. De peur de perdre mon numéro, je l'ai mis dans ma poche. Comme je n'arrive pas à le retrouver, je ne peux rentrer juste derrière Claude et je passe mon tour. Enfin, le voilà, mais je me trouve un peu séparé de Claude et on nous attribue des cases différentes pour dormir. Je reçois alors une gamelle, une écuelle, une cuillère et un quart. S'y ajoute une couverture qu'il me faudra partager avec un autre détenu.
Bat-flanc dans un bloc du camp |
Le long des murs de la baraque sont aménagés, en quatre étages superposés, des bat flancs. Ces cages à lapins sont, chacune, garnies de trois paillasses en ficelles de papier bourrées de copeaux de bois en guise de matelas.
Chaque bat-flanc porte un numéro d'ordre. Hélas, on nous entasse à six par étage pour les seules trois paillasses, soit à vingt-quatre bonshommes par bat-flanc.
Chaque demi bat-flanc de quatre étages correspond à une table ce qui devrait faire douze gars par table. Mais, et c'est humain, nous nous groupons par affinité ce qui ne donne pas obligatoirement le nombre voulu par table. C'est un sujet continuel de discorde entre nous que nos chef de bat-flanc également chefs de tables, élus par nous, n'arrivent pas à régler.
Dans la demi baraque Flugel B du bloc 61, j'appartiens à la table 3. Dirigée par l'anglais Allen, j'y retrouve chaque jour mes camardes: Ernest ROJAS, René MAHEUX, CRISTIANS (46), LEQUA (47), Auguste LE BELLÉ (48) et Bernard HILGER (49) (50)
PREMIER APPEL (51)
Nous sommes à peine installés qu'il faut ressortir pour l'appel qui, à Buchenwald, a lieu à 4 heures du matin. Ce premier appel d'environ une heure (52) me paraît interminable ce jour-là, car je suis fatigué par le voyage, le dépaysement et habitué aux très courts appels de Compiègne.
Je ne me fais pas prier pour rentrer au bloc, si peu confortable qu'il soit. Je suis mort de fatigue. Certains réclament à manger, en vain, car nous n'avons pas été enregistrés à temps pour la distribution des vivres. Nous ne pouvons avaler qu'un jus de glands. Quant au personnel du bloc, il mange sa soupe sous notre nez, sans vergogne.
(46) de Lille (59)
(47) Qui est mort à Elrich.
(48) De Rennes (35).
(49) de Cirey-sur-Vezouze(54) en Alsace.
(50) Je retrouverai ces deux derniers camarades à la libération à Bergen-Belsen, mais ils ne me reconnaîtront pas:Le bloc 61 était déjà trop loin pour eux dans l'état où ils étaient...
(51) Les appels pour le contrôle des effectifs sont trop souvent de longues punitions déguisées. Pour un appel général, deux heures est un minimum. Les Allemands ne retrouvent jamais leur compte et se trompent constamment. Ils recommencent, comptent et recomptent, s'impatientent jusqu'à ce que les chiffres soient exacts. C'est laborieux, ils oublient facilement les mouvements de la journée : morts, départs à l'infirmerie, regroupements de plusieurs blocks, etc.("L'Impossible Oubli", F.N.D.I.R.P., 3è trim. 1989, p. 66.)
(52) Pas bien long quand on le compare aux autres que je vais connaître...
Vue générale du camp | Déshumanisation |