CHAPITRE II

 

 ~ JACQUES CARTIER ~

      19 décembre 1943 au 17 janvier 1944

 

 

FORMALITÉS

 

Les camions s'arrêtent devant un grand casernement que les bretons reconnaissent comme la prison Jacques Cartier de Rennes. Je descends et suis poussé vers des bureaux. Nous sommes alignés à nouveau le nez au mur : c'est le rite. Un par un, nous entrons dans un bureau pour un interrogatoire d'identité. On me fouille encore et achève de me dévaliser. Je perds alors mon chapelet, mon porte-monnaie et mes bretelles...

 

Chaque fois que notre tour est passé, nous retournons en silence le nez au mur. Un peu plus tard, après un appel nominatif, on me conduit en cellule.

 

Prison Jacques Cartier à Rennes

 

 

"MES CELLULES"

 

Je suis dirigé vers le bâtiment central réservé aux détenus politiques masculins qui est le plus vaste. L'aile gauche est attribuée aux femmes. En montant l'escalier de fer qui me conduit au troisième étage, je me demande avec qui je vais me retrouver en cellule et mon angoisse est grande.

 

Quand je franchis le seuil de la "85", quatre hommes se trouvent déjà dans cette toute petite pièce de trois mètres de long sur un mètre cinquante de large où j'arrive en surnombre...

 

- Ces hommes, qui sont-ils? Comment vont-ils m'accueillir?

 

Heureusement, l'accueil est plus que cordial, il est profondément amical, je dirais même intime. Ces hommes, que je ne connaissais pas il y a encore un instant, me font asseoir à la meilleure place sur le lit. Ils me proposent à manger, mais je n'ai pas faim du tout.

 

Nous sommes là pour les mêmes raisons, nous avons mené le même combat, avec la même malchance. Quel prix allons nous payer? Nous l'ignorons, mais quelque soit notre sort futur, nous devons vivre ensemble une partie de l'épreuve. En camarades, comme s'il n'existait pas de différence d'âge, chacun décline ses nom et qualités.

 

Le premier, nommé SCAJEC, est un marin pêcheur d'environ 70 ans qui a été arrêté avec tout l'équipage de son bateau pour avoir vendu sa pêche en direct au public au détriment de l'armée allemande. Pour vol de ciment au préjudice de l'armée allemande, le second est un maçon dont j'ai oublié le patronyme. Le troisième est un autre ouvrier accusé d'avoir participé à une collecte de solidarité en faveur de militants communistes incarcérés. Enfin, le quatrième nommé M. Adolphe LE GOAZIOU, libraire de Quimper, père de scouts, est également soupçonné d'avoir participer à une collecte pour internés communistes. C'est mal le connaître...

Ma captivité à Rennes va durer un mois. J'y occuperai deux cellules: la "85" au 3ème étage et la "26" au rez-de-chaussée. Toutes deux donnent sur une cour commune à l'aile gauche des femmes.

 

"Mes cellules", d'à peine cinq mètres carrés, aux murs blanchis à la chaux, sont relativement propres. Éclairées par une petite ampoule électrique tombant du haut plafond, elles comportent un lit de fer, une table accrochée au mur, un escabeau et un petit lavabo avec l'eau courante. La porte munie d'un judas nous sépare du monde. Derrière de solides barreaux, un large vasistas s'ouvre à deux mètres du sol. En montant sur le lit, je peux jeter un coup d'œil furtif sur la cour, mais je dois faire très attention à ne pas me faire remarquer, car c'est interdit.

 

Nous disposons de trois paillasses en moyenne pour cinq et, suivant le cas, d'une ou deux couvertures par homme.

 

 

À M. LE GOAZIOU

 

Ce qu'est Mr LE GOAZIOU pour moi, dans ces premiers jours de captivité, je me jure de le faire savoir aux miens, coûte que coûte, même si je ne reviens pas de cette terrible aventure.

 

A vous mon cher LE GOAZIOU qui êtes un père pour moi à ce tournant de ma vie, je veux rendre un vibrant hommage en ces lignes, afin que tous mes proches puissent un jour apprécier votre merveilleuse conduite envers moi et les autres.

 

Lorsque je pénètre dans la "85", en ce triste dimanche de décembre 1943, je dois vous paraître bien ahuri du haut de mes vingt-trois ans. J'ai, en effet, beaucoup de mal à me persuader de la brutale réalité des faits qui m'arrivent. Dans les jours qui suivent, ce sursaut que je réussis à opérer pour me reprendre, ce n'est pas à moi qu'en revient le mérite, mais bien à vous. De même que, très vite, je m'aperçois que vous avez créé cette ambiance si accueillante et chaleureuse de la cellule, de même, je me sens aussitôt soutenu, conseillé, amené à la confiance en Dieu et en notre cause, par votre calme, votre sérénité et votre amitié paternelle.

 

Je suis vite amené à vous confier mes craintes, mes espérances et ma véritable situation. Je vous explique que j'ai demandé, à ma mère et ma sœur, de ne bouger sous aucun prétexte s'il m'arrivait quelque chose, de manière à ne compromettre personne de la famille, ni des amis de la Forge de Riaillé. Mais, je les connais, ne vont-elles pas, me sachant arrêté, perdre toute prudence et se déplacer, venir à Rennes, essayer de persuader les Allemands de mon innocence et se mettre ainsi gravement en danger? Cette inquiétude me ronge (10).

 

Devant mon anxiété, vous ramenez le calme en mon âme. Vous me faites la promesse de prévenir chez moi, par l'intermédiaire de votre famille. Vous me parlez de vos enfants, de vos affaires, du scoutisme et de votre foi en Dieu.

 

M. LE GOAZIOU

 

Vous êtes, en fait, membre d'une chaîne d'évasion vers l'Angleterre organisée par un aumônier scout. Vous nous demandez la plus grande discrétion pour avoir une chance d'être un jour relâché... Vous me prêtez des livres et nous lisons et prions ensemble. C'est grâce à vous si je peux lire en prison et découvre, notamment, "Jocelyn" de Lamartine.

 

Nous allons voir encore, tout au long de mon séjour dans la "85", la place que vous y avez tenue.

 

(10) Et, j'avais raison, car, je l'ai su à mon retour de captivité, ma si frêle maman ira jusqu'à bousculer une sentinelle pour pénétrer dans les bureaux de la Gestapo rue des Saussaies à Paris afin de plaider ma cause.

 

 

 

PREMIÈRE  ENGUEULADE

 

Le lendemain matin de mon arrivée, je me dresse rapidement sur mes pieds, commence à m'habiller et range ma paillasse. Derrière moi, LE GOAZIOU se met à balayer la carrée avec un petit balai à main. Puis il pousse les débris vers la porte, en attendant le moment où le gardien ouvrira, afin de les expulser dans le couloir selon l'ordre établi... En fait ce travail doit être assuré par le plus jeune détenu de la cellule, mais personne ne m'a prévenu des habitudes de mon nouvel hôtel meublé.

 

Je suis tout à coup tiré de mon apathie par une engueulade copieuse et fournie en allemand. En ouvrant la porte, le soldat a vu LE GOAZIOU balayer à ma place. Il se prépare à me gifler et me botter le train soigneusement quand LE GOAZIOU s'interpose pour lui expliquer que je suis nouvellement arrivé. L'affaire s'arrange.

 

Inutile de préciser que, les jours suivants, je saute sur le balai et que la poussière passe la porte par mes mains au moment voulu.

 

 

ORGANISATION

 

Chaque matin, au réveil, avant l'allumage de la lampe, c'est vers Dieu que vont mes premières pensées. La cellule nettoyée, les couvertures pliées, nous attendons le jus et la demi boule de pain d'un kilo que nous nous partageons dans la journée à raison de 250 grammes chacun.

 

Nous lisons alors les prières de la messe dans le petit manuel des prisonniers que la Croix­Rouge et l'aumônerie des prisonniers font pénétrer, partout où c'est possible, accompagnés de quelques gâteries destinées à améliorer notre ordinaire.

 

A chaque réveil, je me tâte un peu, pour bien réaliser que je suis en prison. Mes premières journées de cellule, je ne pense qu'à cela, tantôt en marchant comme un ours en cage, tantôt en m'asseyant sur le lit, la tête dans les mains, pour rêver de liberté, de grand air et d'espace.

 

On a du mal à s'imaginer la mentalité d'un prisonnier lorsqu'on n'a jamais séjourné derrière les barreaux d'une fenêtre et les murs d'une prison. L'homme a besoin d'espace. Il veut pouvoir marcher, rentrer et sortir à sa guise. L'homme, privé de droits politiques et de liberté de conscience, les conserve précieusement en lui-même quoi qu'il arrive. Il peut s'évader vers son Intérieur.

 

Cependant, la liberté physique reste un besoin comparable à la respiration et la nutrition. Si tous les prisonniers ne meurent pas, c'est qu'ils bénéficient de l'admirable faculté d'adaptation de l'humain. Ainsi, l'homme d'action, tout comme le travailleur manuel peut devenir un penseur et un méditatif.

 

Ceci explique bien des conversions chez les internés. Comme les puissants d'un jour ignorent tout des prisons où ils enferment leurs adversaires politiques, ils ne se doutent pas un seul instant de ce qui peut germer alors dans tant de cerveaux et de cœurs qu'on a coupés du monde.

A certaines heures, en particulier le soir, après la soupe, la surveillance se relâche un peu. Elle me permet alors des regards plus prolongés par le vasistas. Je découvre, au-delà du mur d'enceinte de sept mètres de haut, les étages supérieurs et les toits de nombreuses maisons. Tant de gens y vivent paisibles et libres à quelques pas de moi, évidemment inconscients de l'angoisse du lendemain qui me sert souvent la gorge.

 

La plupart de mes camarades échangent alors des conversations avec ceux des cellules voisines, voire à de plus grandes distances. Des familles entières sont enfermées là et s'entretiennent chaque soir avant de s'endormir. Le mari appelle sa femme, la mère son fils, le père sa fille et le fiancé envoie des baisers douloureux à sa promise.

 

C'est l'heure de la nostalgie pour les esseulés et du réconfort pour ceux qui se confient leurs épreuves ou leur victoire du jour. Untel a été interrogé et n'a rien dit:

 

- Courage! On les aura les boches!

 

Cela se gueule d'une fenêtre à l'autre. Chaque soir, un jeune homme dénommé KIKI, envoie à sa fiancée, à ses futurs beaux-parents, ainsi qu'à toute la prison, ses chansons et ses encouragements. Les fausses umeurs y fusent, mais çà n'a pas d'importance puisqu'elles remontent le moral:

 

- Les Russes sont à Varsovie!...

- Les Américains vont débarquer!...

- Il ne faut plus dire: on les aura. Il faut dire: on les a!..

 

Un couple de jeunes filles, pourtant "logées" dans deux cellules distinctes, nous régalent souvent de leur duo. Certains entonnent la Marseille et autres chants patriotiques. Des Espagnols s'entretiennent dans leur langue. Puis, brusquement, tout se tait. Les femmes nous demandent le silence parce qu'on leur annonce l'arrivée d'une gardienne "peau de vache" dénommée la "Tigresse". Ce peut être également une sentinelle qui, attirée par le bruit, pousse un grand coup de gueule dans la cour.

 

Nous retombons alors entre nos quatre murs. Il faut, à cette heure, fermer le vasistas. Je n'aperçois plus qu'un mince morceau de ciel qui s'assombrit sur ma captivité.

 

Le soir, à 7 heures, la lumière s'éteint et nous devons nous coucher et faire silence. C'est le moment où, avec M. LEGAZIOU, nous récitons notre prière du soir. Nous relevons contre le mur le lit qui prend trop de place et nous gêne. Ensuite, nous nous étendons sur les paillasses. Cela ne nous empêche pas de parler, quelquefois très longtemps, puis nous nous endormons.

En France que ce soit dans un pensionnat, un collège ou une cantine, tout ce qui tourne autour de notre assiette revêt forcément une importance particulière.

 

A 11 heures et 5 heures, l'ordinaire consiste en la même soupe. Parfois très claire, d'autres jours meilleure, elle se compose d'eau avec quelques feuilles de choux ou de carottes, voire d'haricots; souvent, suivent deux ou trois pommes de terre, un morceau de viande froide ou de fromage.

 

Parfois, le Secours National ou la Croix Rouge parviennent à nous faire distribuer un œuf ou un morceau de pain d'épice et c'est un régal.

 

DÉPART DE MES CODÉTENUS

 

Dès ma première semaine de séjour, mes codétenus me quittent. SCAJEC est rapidement libéré. LE GOAZIOU profite de son départ pour faire parvenir un message verbal à sa famille qui donne la clé de sa correspondance clandestine. Dans certains livres qu'il renvoie chez lui, il a imaginé de piquer des petits trous d'épingles sous des lettres pour composer des messages. Encore faut-il que ceux qui les reçoivent sachent les décrypter. Alors, il explique au vieux marin pêcheur qu'il faut prendre l'ordre des pages à rebours et suivre avec attention les imperceptibles perforations. (11)

 

Le maçon est dirigé vers l'aile droite réservée aux "droits communs" et reprend ainsi contact avec l'extérieur. Je lui confie un message oral à faire passer à maman par sa femme. (12) Notre camarade ouvrier est lui aussi changé de cellule.

 

 

LE JOUR DE NOËL

 

Ce jour de Noël 1943, je le passe seul avec LE GOAZIOU puisque nos co-détenus nous ont quittés.

 

- NOËL EN PRISON!...

 

J'ai un mal terrible à ne pas pleurer.

 

- Où est maman?... M'attend-t-elle à Lille, comme c'était convenu avant mon départ? M'attend-t-elle à Riaillé depuis ma disparition? De toute façon, quelle ne doit être son inquiétude sans son Guiton (13)?.. Seul réconfort en vue depuis trois ans après tant de misère, ce Noël, nous devions le passer dans le Nord en famille, et... je suis en prison. ...

 

(11) Je l'apprendrai plus tard, le vieux marin illettré n'arrivera jamais à expliquer correctement le subterfuge à Madame LE GOAZIOU qui perdra ainsi le bénéfice des messages de son mari. Après de nombreuses recherches, son fils parvint à décrypter quelque bribes et qu'il fallait prévenir une famille MAINGUY de dentiste de Nantes que son fils était interné à Rennes. La commission fut faites et j'en remercie chaleureusement tous ceux qui en furent l'instrument.

(12) Il le fera passé au travers d'une lettre dévouée et anonyme par sécurité si bien qu'elle ne put recevoir de remerciement.

(13) Mon surnom familial utilisé par ma mère, ma sœur et ma famille du Nord.

 

 

Devant mon désarroi qu'il comprend et partage, Mr LE GOAZIOU redouble de délicatesse et d'attention "paternelle", discrètement. Nous lisons la messe ensemble. Il me demande de chanter quelques chants scouts. Par notre vasistas, nous écoutons les efforts artistiques de nos camarades de misère. Tout comme mon soutien moral, Mr LE GOAZIOU est aussi mon soutien matériel.

  

Lettre anonyme à Mme Mainguy

 

Il a reçu de chez lui force provisions de bouche dont une bonne part file dans la cellule voisine par l'intermédiaire d'un gardien complaisant. Malgré tout, il nous reste un réveillon confortable: huîtres, pâté, sardines à l'huile, poulet, miel, gâteaux, pain d'épice et chocolat. Il s'ajoute aux deux barres de chocolat, biscuits, pain d'épice et bonbons que nous font parvenir le Secours National et la Croix Rouge. Pour une prison, c'est un vrai banquet!

 

Non seulement, après m'avoir soigné le moral et redonné de l'appétit, M. LE GAZIOU me nourrit, mais encore me procure-t-il du savon, une serviette de toilette et des mouchoirs qui sont de véritables objets de luxe dans nos cellules.

 

 

LE BARREAU CASSÉ

 

Ma cellule a été occupée, avant l'arrivée de LE GOAZIOU, par KIKI dont il a déjà été question plus haut. Ce type était alors au secret. Cela signifie qu'il était seul dans sa cellule et n'avait droit à aucune lettre ni aucun colis. Prévoyant sa condamnation à mort et n'ayant rien à perdre, il avait résolu de s'évader. Avec un ressort de montre, il avait scié un barreau de notre fenêtre et s'était glissé au dehors, à l'aide, je crois, de couvertures et de linges. Au moyen d'un grappin, fabriqué par ses soins, il avait entrepris d'atteindre le faîte du mur d'enceinte de sept mètres de hauteur. Après une quinzaine de tentatives infructueuses, il s'était résolu à se constituer à nouveau prisonnier.

 

KIKI purge au cachot sa tentative d'évasion quand j'entre dans la carrée. Cette cellule du troisième étage ne présente pas de possibilité d'évasion pour un homme de cinquante-sept ans comme M. LE GOAZIOU, mais son barreau cassé est bien tentant pour un jeune comme moi. J'avoue qu'il me fait rêver.

 

Depuis le départ de nos camarades, et ce pendant plusieurs jours, cette possibilité d'évasion m'occupe profondément l'esprit. Il me manque cependant les moyens de la réaliser. Pour la risquer, je décide d'attendre que mon interrogatoire ait eu lieu et d'avoir établi le contact avec ma famille.

 

Dans ma candeur, je crois pouvoir, en plaidant convenablement mon irresponsabilité lors de mon interrogatoire, obtenir ma libération après une courte captivité. Je n'ai rien fait aux Allemands, je ne vois pas pourquoi ils m'en voudraient. Alors, pourquoi prendre des risques sans doute inutiles?

 

D'un autre côté, si les choses tournent mal et que je me lance dans l'aventure, il me faut du matériel et les moyens nécessaires à sa réussite que j'entrevoie.

 

Le lendemain de Noël, le commandant allemand de la prison inspecte notre cellule. Par son interprète, il m'interroge sur les conditions de mon arrestation. Celles-ci ont dû lui mettre la puce à l'oreille, car une heure après sa visite, on me change de cellule.

 

Tous mes plans, mis au point avec patiente et pugnacité, tombent à l'eau.

 

LA SÉPARATION ET LA CELLULE" 26"

Le 26 décembre, je permute de cellule avec Mr HERVÉ qui est le beau-père de KIKI. LE GOAZIOU me laisse des serviettes et des mouchoirs. Il pousse même la gentillesse jusqu'à me forcer à accepter des boîtes de sardines que je vais partager bientôt avec les occupants de ma nouvelle affectation. L'intention première de LE GOAZIOU (14) consiste à faciliter mon insertion au sein de mes nouveaux camarades en apportant mon écot à leur casse-croûte commun.

 

Trois prisonniers occupent ma nouvelle chambrée. Édouard LE VILLAIN a été arrêté pour espionnage et a occupé seul cette cellule pendant plus de six mois. Depuis peu, il est dégagé du secret ce qui a permis de lui adjoindre des compagnons. Le second habitant est un jeune médecin hollandais de la marine militaire qui a été démobilisé de force pour être embrigadé dans les formations bretonnes de l'organisation TODT. Il est très discret sur les raisons de son internement. Robert BOURET est le troisième larron. Ce jeune garçon a été arrêté, le même jour et pour la même raison que moi, dans une ferme située à deux kilomètres de la mienne (15). Il pense que c'est l'adjudant "Rémy" qui les a livrés avec les armes.

 

Quelques jours après mon arrivée, notre nombre est porté à cinq par l'entrée de Roger GUILLOTIN (16) de Plélan-le-Grand (35). Estafette des groupes du maquis d'Ille-et-Vilaine, il a également été arrêté dans les coups de filet qui ont suivi notre affaire du maquis de Plerguer.

 

(14) J'apprendrai un peu plus tard que LE GOAZIOU finit par être libéré.

(15) Le pauvre garçon de 19 ans partit avec nous pour Buchenwald, via Compiègne, puis Dora d'où il n'est pas  revenu.

(16) Je l'ai retrouvé, puis quitté à Laura le même jour que François BUREAU que je ne revis pas. Après plusieurs mois de séparation, je l'ai ensuite revu à Bergen-Belsen, revenant du terrible camp d'Elrich.

 

 

Édouard LE VILLAIN

 

LE VILLAIN s'était attaché à Monsieur HERVÉ dont on vient de le séparer et en éprouve beaucoup de peine. Il m'accueille cependant très gentiment tout comme les autres camarades de la cellule. Pour l'instant, c'est lui qui nourrit tout le monde. Les boîtes de sardines que m'a confiées LE GOAZIOU sont tout de suite appréciées. Peu de temps après, heureusement, nous sommes deux autres à recevoir des colis, ce qui améliore aussitôt l'ordinaire.

 

Malgré la levée du secret, la situation de LE VILLAIN n'en est pas moins grave pour autant. Son jugement doit être rendu par un Tribunal Militaire de Paris et il craint toujours de partir pour Fresnes ce qui l'éloignerait de sa famille. En tout état de cause, il n'a pas d'illusion: la condamnation à mort l'attend!... Bien plus jeune que LE GOAZIOU avec sa trentaine d'années, il a servi dans les spahis et fait une brillante campagne en 1940 durant laquelle il était, je crois, maréchal des logis. Il a quitté l'armée après l'Armistice pour reprendre du service dans les chemins de fer. Ceci ne l'a pas empêché de faire de l'espionnage en 40 et 41. Marié et père d'une charmante petite fille, alors âgée de six ou sept ans, il a tout laissé en 41. Son devoir n'était-il pas là?

 

Hélas, son affaire d'espionnage a eu des suites et les Allemands sont remontés jusqu'à lui. Bref, depuis huit mois, il est menacé de mort!...

 

Pourtant, je n'ai pas de plus joyeux camarade et meilleur garçon en prison. Il rit et chante constamment. Il nous apprend des airs de cavalerie et joue des charges en battant des doigts sur le mur pour correspondre avec son voisin et ami, le docteur JOUHON de Nantes. À la suite d'une séance de coiffure dans le corridor de la prison, il a fait connaissance avec ce médecin en communicant avec lui par le téléphone du chauffage central. Quant au docteur, il correspond clandestinement avec sa famille au moyen de petits messages dissimulés dans ses paquets de linge.

 

Par son entremise, à la demande de LE VILLAIN (17), j'adresse un nouveau message à ma tante Madeleine MAINGUY de Nantes, indiquant ma présence à Rennes. J'ai l'espoir qu'entre la femme du maçon, madame LE GOAZIOU et la famille du docteur JOUHON, une des trois voies atteindra son but (18).

 

LE HOLLANDAIS

 

Notre Hollandais est marié à une Française qui a eu un enfant depuis son arrestation. D'après ses explications, les Allemands le considèrent comme un Germain, ne veulent pas reconnaître son mariage et recherche son épouse. Elle parvient cependant à lui faire parvenir des nouvelles. De son côté, il reste absolument muet à son sujet, tout comme d'ailleurs sur celui de son arrestation, se montrant beaucoup plus discret et méfiant à notre égard que nous par rapport à lui.

 

Il faut reconnaître qu'il doit avoir ses raisons, car il est particulièrement et durement maltraité à chaque interrogatoire. LE VILLAIN nous raconte en quel état il l'a vu arriver dans la cellule: sa face était tuméfiée avec un œil extrêmement abîmé et ses dos et fesses couverts de plaies dont il portait encore les marques plusieurs mois après.

Il prétend avoir été battu pour avoir refusé d'indiquer l'adresse de sa femme. Ses explications ne nous convainquent pas et il nous est toujours impossible de savoir si les Allemands l'ont emprisonné pour lui-même ou à cause d'elle. (19)

 

(17) Édouard quitta la "26" quelques mois après moi. Il fut dirigé sur Compiègne, Buchenwald et Neuengamme d'où il est heureusement revenu.

(18) En fait, elles y arrivèrent toutes les trois prouvant ainsi la parfaite camaraderie et l'esprit d'entraide entre prisonniers à quelque milieu social qu'ils appartiennent.

(19) Je ne sais ce qu'il est devenu.

 

 

L'ATMOSPHÈRE DE LA "26"

 

L'atmosphère de la cellule "26" est plus jeune et plus gaie que celle de la "85". Nous occupons notre temps en causeries, lectures et jeux d'échecs que nous avons fabriqué nous-mêmes. Je peux lire plusieurs livres qu'Édouard reçoit de sa femme. Il communique avec elle en écrivant sur du papier à cigarette placé soit dans les ourlets du linge, soit sous les étiquettes des bouteilles de cidre qu'elle lui envoie.

 

Quelques jours après mon arrivée à la "26", je reçois mon premier colis de Maman qui me permet de participer, avec LE VILLAIN, au ravitaillement de la carrée. Puis, c'est Roger qui en reçoit un à son tour.

 

Maman m'a envoyé mon complet beige, le pardessus noir de Jacques et une paire de chaussures jaunes. Ceci me permet d'offrir mon pardessus gris et mes galoches à semelles de bois au jeune BOURET qui, ayant été pris au lit, n'a presque rien depuis son arrestation et n'est chaussé que d'un seul sabot.

 

PETITE ALERTE

 

Nous avons vu qu'il est défendu de regarder par le vasistas. Notre Hollandais s'y risque pourtant en montant sur le lit. Un sous-officier et un soldat entrent en trombe juste à ce moment-là. Notre compagnon quitte son poste d'observation si rapidement que les deux Allemands n'ont pu reconnaître le fautif et nous interroge sur le nom du coupable. Le Hollandais assure en allemand que personne n'est monté sur le lit.

 

Notre silence complice nous vaut aussitôt une démonstration de la force allemande. Nous sommes conduit en sous-sol dans une sorte de buanderie dont le seul mobilier consiste en une table et un gourdin.

 

N os tortionnaires nous menacent de tous y passer si personne ne se dénonce. Comme personne ne bouge, ils nous laissent un instant de réflexion. Nous l'employons à persuader notre camarade de se dénoncer. Nous lui faisons savoir que, parlant couramment allemand, il va pouvoir plus facilement plaider sa cause. Il s'y résout de mauvaise grâce et est proprement injurié par le sous-officier qui lui reproche son mensonge.

 

Les militaires le couchent sur la table pour lui infliger trois coups sur les fesses qu'il comptera en allemand. Quand le soldat lève son gourdin une quatrième fois, à notre grande stupéfaction, il ose lui dire:

 

- Hait! Drei nicht vier! Ce qui était convenu et pas plus!

 

Son audace me sidère, mais paye. Le soldat abaisse son gourdin, car notre Hollandais est un "germain"! Si l'un de nous s'était autorisé semblable intervention, il n'en eut pas été de même!

  

 

INTERROGATOIRES

 

Au début, mes codétenus de la "85" comme de la "26" me questionnent peu et je reste discret ne sachant pas encore à qui j'ai à faire. Je tâche de plaider ma cause comme je vais avoir à la présenter plus tard au s.s. qui m'interrogera.

 

Cet interrogatoire en perspective est, pour chaque détenu, un supplice moral qu'il est difficile de se représenter. Pour le supporter, chacun ramasse en lui toute son énergie et essaye de prévoir les questions pour leur fournir d'emblée une réponse aussi naturelle que possible.

 

Mais cet assaut livré à notre sang-froid, notre endurance, notre volonté de silence, quand et à quelle heure va-t-il sonner? Cette incertitude cruelle est connue de nos geôliers qui l'exploitent contre nous en reculant parfois longtemps son terme. Dans mon cas, ce délai. assez long me sauve, car, en partie grâce à M. LE GOAZIOU, j'ai ainsi le temps de me reprendre en main et de préparer posément mon histoire.

 

Le 10 janvier, mon tour vient. Un officier S.S. me fait passer mon premier interrogatoire. A la lecture de mon identité, il se déclare dentiste et me sert du "mon cher confrère" pour se moquer de moi ce qui m'est complètement égal. Je raconte que j'ai rencontré par hasard Michel GUIRIEC, un camarade que je croyais en prison. Libéré en promettant d'aller travailler en Allemagne, il est entré dans la Résistance. Il m'a proposé de partir avec Claude GONORD pour découvrir le maquis dont j'ai entendu parler. Je ne connais rien à l'organisation puisque j'ai été arrêté dès mon arrivée à Plerguer.

 

Comme on le voit, ce court récit tronqué est très proche de la réalité. J'en ai changé les dates et le lieu pour éviter de laisser soupçonner Riaillé. Le nom de Michel GUIRIEC, connu des Allemands, ne peut lui nuire puisque je ,ne donne pas sa fausse identité. Je ne connais pas son adresse actuelle puisque sa famille sinistrée a quitté Nantes. Je ne donne aucune indication permettant de le retrouver, ni même de connaître son rôle. Quant à Claude, il est arrêté et je ne pense pas lui nuire en indiquant que nous sommes partis ensemble à Plerguer.

 

Ce souci de ne pas nuire est un véritable calvaire. J'ai arrangé mon histoire pour avoir l'air d'un sot et à ma surprise, elle semble prendre. Je m'en tire ainsi à bon compte 'pour le moment et je repars en cellule.

 

Quelques jours plus tard, "mon confrère" me re-convoque pour savoir si je n'ai rien à ajouter. Sur ma réponse négative, il se lance alors dans une déclaration de prosélytisme:

 

- Mon cher confrère, tu aurais avantage à faire comme moi en t'engageant dans la Waffen S.S.

 

Je ne réponds rien...

 

- Mon cher confrère, fais-tu partie du Front National? Ce parti communiste veut se servir de vous. Vous faîtes le jeux des Soviets et vous êtes bien sots de croire que les Allemands vont s'enfuir comme des lapins devant les Américains.

- Non, je ne suis membre d'aucun parti.

- Quel opinion as-tu sur de GAULLE, GIRAUD et PÉTAIN?

- Je ne sais pas. Les questions politiques ne m'intéressent absolument pas; réponds-je évasivement, fidèle à ma tactique, avec un air de désintérêt.

- Les hommes courageux se battent à côté de l’Allemagne dans les rangs du Parti Populaire Français (20) et autres groupes Nazi français; reprend-t-il avec un ton badin et protecteur attendant une réaction qui lui permette d'attaquer.

- La France est très malheureuse à cause de l'occupation qui dure depuis trop longtemps, réponds-je.

 

Ce n'est évidemment pas son avis, mais il ne peut rien obtenir de plus de moi.

 

Je suis obligé de lâcher que j'habite Riaillé depuis les bombardements... J'attends des questions sur ce que j'y fais et sur mes relations, ce qui m'inquiéterait beaucoup pour la famille et les amis. A ma grande surprise, il ne me pose aucune question à ce sujet. Il n'est vraiment pas très fort!

 

Avant chacun de mes deux interrogatoires, j'avais une frousse terrible d'être torturé. Nul ne peut dire ce qu'il serait capable de révéler sous la torture. J'admire hautement ceux qui n'ont pas parlé et je ne condamne aucun de ceux qui l'ont fait étant donné les épouvantables traitements qu'ils ont subis.

 Pour ma part, je pense être, pour la deuxième fois, miraculeusement protégé et je ne supporte que les cérémonies de mensurations et de photos d'anthropométrie.

 

(20) De Jacques DORIOT, chef du Corps Expéditionnaire Français contre les Bolcheviques au côté des Nazis en 1942-1943.

 

DÉPART DE RENNES

 

Le 17 janvier, l'adjudant de la prison entre précipitamment dans ma cellule et appelle Robert BOURET, Roger GUILLOTIN et Henri MAINGUY. Nous devons rassembler nos affaires pour partir. Où, partons-nous? Impossible de savoir.

 

Nous entendons le même remue-ménage dans beaucoup de cellules de politiques: c'est bien le départ! Quelques prisonniers échangent des renseignements.

 

- Vous pouvez partir pour Toulouse où il y a un camp de concentration...

- A moins que ce soit vers Fresnes ou Compiègne qui sont des centres de départ pour l'Allemagne.

 

Les adieux à LE VILLAIN sont pénibles, car nous le quittons précipitamment. Je lui demande de prévenir LE GOAZIOU ce soir, par la fenêtre, après la soupe.

 

Quelques instants après, nous sommes rassemblés près du corps de garde. J'y retrouve tous ceux de Plerguer, de Rennes et d'Ille et Vilaine arrêtés dans la même affaire. On nous rend ce qui se trouvait encore dans nos poches à notre arrivée. Je retrouve ainsi mon chapelet, ce qui est un réconfort.

 

Des S.S. arrivent et un officier nous explique en mauvais français que nous allons prendre le train. Personne ne doit chercher à s'échapper sous peine de faire fusiller tous les autres.

 

On nous rassemble par deux, dans le couloir de la prison avec nos ballots, puis on nous dirige sous bonne garde vers des camions dans lesquels nous grimpons. Les bâches en sont baissées et nous ne pouvons rien voir. Cette fois, nous ne sommes ni menottés, ni brutalisés, puis nous descendons dans la gare de Rennes complètement déserte. A y réfléchir, je pense qu'on a dû faire le vide autour de nous.

 

LE TRAIN

 

Comme nous sommes en France, au vu et su de tout le monde, nous sommes assez bien traités pour ne pas inquiéter la population. On nous installe dans des wagons de troisième classe à raison de six prisonniers et deux sentinelles par compartiment.

 

Notre convoi s'ébranle et nous roulons vers l'inconnu. La nuit tombante nous permet quand même de comprendre que nous nous dirigeons, en gros, vers Paris. Nous questionnons les sentinelles qui prétendent ne rien savoir, sinon que nous nous dirigeons vers Compiègne.

 

La nuit se déroule assez agréablement. Nous sommes de nouveau entre amis. Je suis assis à côté de Claude GONORD que je retrouve avec plaisir. Nous nous confions nos péripéties d'interrogatoire et de séjour en prison. Il est étonné de n'avoir aucune nouvelle de "Yacco" et "Janvier", et furieux de constater qu'ils ne font rien pour nous.(21)

 

Claude GONORD

  

Claude m'apprend alors que les Allemands savaient qu'il était un chef de groupe de maquisards. Peut-être un gars a-t-il vaguement compris quelque chose, quand le "Capitaine Robert" l'a questionné sur "Maison Rouge" à St-Yvieux le 18 décembre dernier, et l'a indiqué aux boches. Comment expliquer autrement l'interrogatoire sévère dont il a été victime avec le supplice de la baignoire et trois jours de "mitard" (le cachot)? Ils se sont même servi de ma déposition pour essayer de le faire parler en disant que j'avais déjà tout dit. Heureusement, comme je ne suis jamais allé à "Maison Rouge", Claude a flairé la supercherie et il est resté muet.

 

Le 18 janvier, à l'aube, notre convoi manœuvre longuement autour de Paris. Dans la matinée, nous sommes sur une voie de garage en pleine Gare du Nord.

 

Enfant et adolescent, lorsque nous habitions Maubeuge (59), j'ai traversé tant de fois cette Gare du Nord pour me rendre à Nantes dans la famille de Papa que mon passé revient en force avec le souvenir de Papa et de Jacques morts récemment. Je subis alors une énorme crise de cafard qu'on comprendra facilement.

 

Est-ce que je ne vais pas descendre de ce wagon et, sur le quai, voir courir Maman heureuse de me retrouver après une si longue séparation ? J’imagine aussi Solange et Maman traversant cette même gare, si peu de jours auparavant, pour aller passer Noël en famille à Lille comme je l’ai appris par mes colis reçus à Rennes.

 

(21) Nous ignorons que Yacco est poursuivi par la Gestapo et que Janvier, ayant judicieusement reniflé l'odeur du roussi, est "courageusement" allé faire de la résistance en Gironde dans un coin tranquille.

 

 

 

TENTATION

 

Des trains de banlieue circulent tout près de moi, pleins de gens libres. Une vitre et un peu d'espace seulement nous séparent. L'envie de m'évader me reprend...

 

Notre convoi stationne à gauche de la gare, près d'une rampe par laquelle doit se faire le trafic des marchandises. Une vitre brisée, un bond, quelque cinquante mètres à parcourir sur cette rampe qui s'élève rapidement au dessus du train et gênera la réaction des sentinelles et... adieu la compagnie!

 

Tout cela passe et repasse dans ma tête. S'y ajoutent des réflexions d'ordre plus intellectuel: une évasion non préparée a peu de chance de réussir et risque d'attirer des représailles sur mes camarades comme nous en a menacé l'officier S.S. avant notre départ.

 

Mais une raison principale emporte la décision et m'empêche d'agir. Comme pour la plupart de mes camarades, un optimisme vraiment incroyable me fait croire que la guerre va bientôt finir. Les Russes sont sûrement à Varsovie et en février ou mars, au plus tard, comme Churchill l'a assuré, les Alliés débarqueront. L'édifice allemand s'écroulera alors comme un château de cartes. Je suis sûr de pouvoir tenir au moins jusque là!

 

- Alors faut-il prendre risquer de prendre une balle dans la peau si près du but ?...

- !!!

- Ah, Oui !... Oui !... Oui !... Cent fois Oui !. Si j’avais pu me douter où j’allais et quel sort m’était réservé… Oui ! Oui !... Oui !...

- !!!

- Sur 25 maquisards arrêtés à Plerguer et ses environs le 19 décembre 1943, nous ne sommes revenus en 1945 que 5 seulement, je crois, et dans quel état!... Qu'eussent perdus les autres à tenter une évasion ce 18 janvier 1943, si folle fut-elle?

 

Vers midi, nous quittons Paris. Les plaines du Nord défilent bientôt avec tout ce qu'elles représentent pour moi. La nostalgie me reprend... Nous savons maintenant que ce train nous conduit à Compiègne. Nous y arrivons vers 16 heures...

 

_____________________

 

 

CHAPITRE III

 

~ COMPIÈGNE ~

18 au 27 janvier 1944

 

 En débarquant à Compiègne (60), d'immenses affiches au portrait du Maréchal PÉTAIN placardées à la sortie de la gare, m'accueillent. Adressées aux prisonniers qui viennent d'être libérés d'Allemagne, elles sont pour moi d'une cruelle ironie.

 

Tout au contraire, je peux lire, avec un peu de satisfaction, sur les visages des braves gens que nous croisons, la sympathie profonde et douloureuse que nous leur inspirons. Nous sommes maintenant dans une de ces régions de France périodiquement ravagée par la guerre où la haine du Boche (22) se suce avec le lait maternel.

 

 

DÉSIR DE LIBERTÉ

 

C'est aussi pour moi, comme à la Gare du Nord, un retour douloureux vers les paysages et les sites de mon enfance. Ces routes pavées du Nord que j'aime et que j'ai entrevues aux derniers passages à niveau, je les foule maintenant de mon pas lourd de prisonnier.

 

Quelques mètres à peine me séparent de mes compatriotes, mais aucun de nous ne peut les franchir. Tant d'êtres libres vont passer dans quelques instants à ma place, fouler le même sol, respirer le même air. Cette impression de frôler la liberté sans l'atteindre, je la ressens au cours de chaque changement de prison ou de camp. Dans ces lieux gardés, se dégage une telle atmosphère de contrainte que l'idée même de liberté a du mal à y être évoquée. Au contraire, dans les rues, les trains, les gares et même certains chantiers de travail, la liberté semble si proche qu'on la touche presque du doigt sans pouvoir la saisir.

 

 

LE FRONT STALAG 122B ET L'APPEL

 

Nous montons, sous bonne garde, vers le camp Front Stalag 122B dont je ne connaîtrai le nom qu'après ma libération. A mon arrivée, nous subissons un appel qui me paraît assez long du fait que notre convoi s'est grossi, depuis Paris, de nombreux camarades de Fresnes et d'ailleurs.

 

A l'appel de mon nom, je reçois une petite plaquette de métal, percée au milieu d'une série de trous destinés à la sectionner en deux. Chaque partie porte le numéro 24-313. Ces plaques ressemblent à celles des combattants en temps de guerre, mais ne sont pas destinées à être fixées à notre poignet.

 

Après quoi, les soldats nous dirigent du camp B, correspondant à l'entrée du camp, vers le camp A réservé aux prisonniers politiques. J'entre dans une baraque où la paille sert de couchage. Nous nous apprêtons à y passer la nuit quand on nous dirige à nouveau vers une autre petite baraque, située en haut de la grande cour vers le bâtiment Al, pour une nouvelle fouille. Ensuite, nous sommes presque tous dirigés vers le bâtiment A4 dans lequel on nous distribue un café dans le couloir.

  

Je suis toujours avec Claude auquel je me rattache, comme à une bouée de sauvetage, en espérant me retrouver dans la même chambre que lui. Hélas, on nous sépare, car la distribution des chambrées se fait par ordre alphabétique et j'échoue dans la chambre 7 avec deux frères internés.

  

(22) Nom populaire et péjoratif désignant les Allemands

 

Camp de Royalleu à Compiègne

 

 

 

LES COMMUNISTES

 

Cette chambre est occupée en majorité par six ou sept communistes. La plupart y est internée depuis des mois, voire des années. Ils constituent l'élément le plus stable de Compiègne en ayant su prendre des fonctions importantes dans le camp. Cela évite certainement aux boches le souci de rechercher du personnel intelligent et discipliné. Je pense que nos camarades s'accrochent à ces postes pour pouvoir, dans la mesure du possible, dépanner leurs propres camarades communistes nouvellement internés (23).

 

J'ouvre ici une courte parenthèse pour parler des communistes. C'est dans cette chambre que j'ai mon premier vrai contact avec eux.

 

Bien qu'étiqueté comme eux de "terroriste politique" depuis mon arrestation, je n'ai cessé de les considérer réellement comme des "terroristes" parce que je les crois uniquement poussés à l'action par Moscou et capables de tous les forfaits. Je leur reproche notamment de s'attaquer indistinctement aux Français et aux Allemands. Autrement dit, j'ai dans la tête des idées justes, mais un peu simplistes et j'en oublie que ces communistes sont tout bonnement des hommes et des... français. Il est vrai que je vais connaître l'élite des militants, ceux qui sont engagés. Je me garderai de trop généraliser, mais il ressort de mon expérience et de mes contacts avec eux qu'aucune étiquette ne peut cataloguer un homme. Chacun de nous se classe et se juge par sa seule attitude en chaque circonstance.

 

Je juge donc mes camarades communistes de captivité essentiellement en tant qu'individus. Je les ai presque tous trouvés courageux, disciplinés, unis, solidaires et se raidissant dans l'épreuve jusqu'à paraître insensibles, mais, en réalité, profondément humains et serviables.

 

Deux ans après la guerre, en écrivant ces lignes, il reste dans l'opinion publique une distinction entre les Résistants qu'ils soient communistes ou non. Je m'élève avec énergie contre cette disparité. Distinguez-les pour leurs opinions politiques si vous le désirez, mais dans le sacrifice et le courage commun au service de la défense de la Patrie, vous n'avez pas le droit d'effectuer de distinction.

 

(23) Comme je les verrais bientôt le faire à Buchenwald et ailleurs.

 

 

 

ACCUEIL

 

Les deux frères et moi-même sommes accueillis par les camarades communistes de la chambre 7, en dehors de toute autre considération, pour ce que nous sommes vraiment: des victimes d'une organisation lamentable qui nous a sacrifiés inutilement.

 

Dans cette chambre, les gars vivent en communauté et nous font d'emblée profiter de celle-ci bien que nous arrivions les poches vides. Chacun ne sait que faire pour nous aider dans notre dénuement. Chaque jour, par exemple, des copains nous rapportent du pain en supplément que les Allemands leur donnent pour leur travail. Il y a également parmi nous un Franco-polonais, tailleur de métier, qui me confectionne gentiment une musette en vue de mon départ.

 

Après quelques jours, trois camarades, Robert DENIZE (24) de Caen, un méridional (25) et un autre (26) nous quittent pour Buchenwald (27).

 

(24) Dont je reparlerai, car je l'ai retrouvé à Buchenwald.

(25) Pas très intéressant, il ronchonne et se croie le droit à des égards, etc. Je ne l'ai jamais revu.

(26) Dont j'ai hélas oublié le nom et que je retrouverai au camp de Laura. Il était parti avec François BUREAU de la Melleraie en Riaillé (44) et... n'est jamais revenu.

(27) Camp de concentration allemand au nord-ouest de Weimar (Thuringe) ouvert en 1937 pour les adversaires du nazisme. Il fournit de la main d'œuvre pour la fabrication des VI et V2 et connut une mortalité élevée estimée à 52.500 décès sur 240.000 détenus.

 

 

 

MA VIE À COMPIÈGNE

 

Pendant les dix jours de ce "séjour", ma vie se déroule comme suit: la journée commence par l'appel, puis, uniquement avec Robert DENIZE, je suis la messe dans la chapelle du camp ce qui me met un peu en retard pour le petit déjeuner. Mes camarades communistes le savent et nous gardent notre part composée de café et de pain recouvert de beurre ou de confiture. Ensuite, nous avons quartier libre.

 

Les vétérans de la chambrée partent aux corvées pour lesquels ils se sont portés volontaires et y emmènent mes deux camarades du maquis de Plerguer. On m'attribue la garde de la chambre et la préparation de la tambouille du midi pour laquelle on me laisse les provisions nécessaires ainsi que, si besoin, l'argent utile à l'achat de légumes. Je balaye la carrée, lave et fais la soupe journalière, sauf les mercredi et vendredi. Ces jours-là, la Croix-Rouge nous distribue une soupe excellente et nourrissante. Les autres jours, je dispose, grâce aux colis de nos camarades, de lard, de bœuf séché, de légumes, d'oignons, de farine, d'haricots, de beurre, de margarine, de fromage, etc. Le soir, on nous sert la soupe du camp que nous allongeons de nos provisions reçues dans les colis. Vous pouvez constater que, malgré tout, nous ne sommes pas trop malheureux de ce point de vue.

  

  

L'après-midi, je circule un peu dans le camp et vais voir Claude. Quelques camarades de Plerguer sont avec lui. Ils m'apprennent que, lors de notre arrestation, un copain s'est échappé par les ardoises de la grange (28).

 

A cinq heures, je me rends à la chapelle pour la prière, puis à l'appel. Ensuite nous sommes consignés dans les baraques. J'y mange et veille en jouant aux échecs ou en discutant le coup jusqu'à 9 heures qui est l'heure de l'extinction des feux.

 

C'est à la chapelle du camp de Compiègne que je rencontre pour la première fois mon camarade Ernest ROJAS (29). Il servait la messe du père HOUDET (30), de l'Abbaye des Bénédictins de Belloc près de Bayonne (64).

 

 

MENACE

 

Le lendemain de mon arrivée a lieu un premier départ en déportation. Dans le camp, on me met tout de suite dans le bain. La vie à Compiègne pourrait sembler assez douce et monotone, si elle n'était dominée par la terrible menace de la déportation qui plane sans répit.

 

C'est là que commence vraiment la terrible épreuve et la menace se précise chaque jour plus intensément jusqu'à son aboutissement: la libération ou la mort.

 

Sur le départ pour l'Allemagne, les bruits les plus divers et imprécis circulent... Sommes-nous assimilés à des travailleurs forcés, genre relève, ou traités en bagnards? Certains prétendent que nous serons vêtus de vêtements rayés.

 

Nos vieux camarades (31) affinent, et ce n'est pas pour me rassurer, que certains évadés des trains de déportation, repris par la suite, ont raconté l'enfer des convois. Sans donner trop de précisions, ils expliquent quand même que pour les candidats à l'évasion, il faut passer à la fouille les outils nécessaires pour percer le plancher des wagons. De toute manière, il faut réussir avant le frontière allemande. Après, c'est trop tard!

 

Beaucoup de mes camarades refusent de les croire. Ils taxent de bobards toutes ces précisions, mais avalent comme paroles d'évangile, la prétendue victoire russe à Varsovie (32). Qui faut-il croire? Je reste perplexe...

 

 

L'ANNONCE

 

Bientôt, un de nos camarades de chambrée qui travaille à l'expédition des colis renvoyés aux familles, m'avise que, depuis quelques jours, ces colis ne sont plus ouverts. Rien n'est plus inquiétant, mais en même temps, il faut en profiter pour faire passer des renseignements qui ne risquent pas d'être interceptés. Nous sommes le 25 janvier et je rédige immédiatement une lettre pour maman.

 

Fort de ce renseignement, je conseille à tous les copains que je peux toucher d'en faire autant et je me charge de l'expédition. Je place le tout dans la poche intérieure d'un vieux veston auquel je joins mon pantalon beige et expédie le colis (33).

  

(28) J'en ai eu la confirmation à mon retour et lors de mon voyage à Plerguer en juin 2001, comme nous l'avons vu plus haut.

(29) dont il sera à nouveau question plus loin.

(30) Dont je fis plus ample connaissance à Buchenwald.

(31) Je saurais plus tard que nos vieux camarades possèdent les tuyaux les plus sûrs.

(32) Elle ne se produira qu'un an plus tard.

(33) A mon retour, j'apprendrai que maman fit, bien évidemment, parvenir chaque lettre à son destinataire.

 

 Comme j'en avais l'appréhension, mon tour vient bientôt et mon convoi vide presque complètement le camp.

  

Lettre manuscrite du 25 janvier 1944

Revers de la lettre

 

 

 

 MON CONVOI

 

Le 26 janvier, par appel nominal, environ deux mille prisonniers sont ainsi désignés pour un convoi qui doit partir demain. De retour dans nos baraques, nous pouvons, si bon nous semble, réexpédier à nos familles, outre des linges et vêtements inutiles, une carte pré imprimée laconique juste datée et signée qui indique:

 

- «  Je serai transféré dans un autre camp. N'envoyez plus de colis. Attendez ma nouvelle adresse. »

 

Carte pré-imprimée de Compiègne

 

En vue de notre départ, la Croix Rouge distribue aux plus déshérités du linge et des tricots, et des colis de victuailles à tous,

 

 

PRÉPARATIFS

 

Sans que je le sache, Maman a obtenu l'avant veille une autorisation pour déposer à Compiègne un colis. Apprenant mon départ, elle réussit à faire joindre à notre convoi, une valise abondamment pourvue qui va prendre le même chemin que moi.

 

Ce 26 janvier après-midi, on nous rassemble à nouveau par un second appel nominal pour nous faire passer à la fouille. Pendant le rassemblement dans le bas de la cour voisine du camp C, où résident surtout les femmes, nous avons la surprise d'entendre et de voir celles-ci nous manifester leur sympathie à toutes les fenêtres de leurs baraques. Les premières, elles entonnent une Marseillaise qui embrase bientôt tout le camp et que je hurle de tous mes poumons. A notre grand contentement, les Boches, furieux et impuissants, sont obligés de hurler pour continuer leur appel.

 

J'apprends que nous pouvons faire suivre, dans les fourgons du train, nos colis personnels. Je confectionne aussitôt un petit colis de linge auquel je joins de la nourriture comprenant notamment du sucre, qui me reste des colis reçus à Rennes, une boule de pain et un énorme sauciflard qu'on vient de me remettre comme provision de route pour deux ou trois jours. Ceci laisse entrevoir un voyage assez long qui m'inquiète.

 

On nous dit de conserver la couverture remise à notre arrivée. A un poste plus loin, nous remettons nos gamelles et couverts du camp. Puis, rangés sur cinq ou six colonnes, en file indienne, nous passons à la fouille pendant laquelle deux soldats inventorient notre barda et nos poches. Dirigé dans le camp C, j'y découvre quelques baraques, meublées seulement de paille, servant à la quarantaine du départ.

 

 

CAMP C

 

Le matin du 27 janvier, on nous achemine vers la gare, en rangs par dix et par pelotons de deux cent. Un chariot, réservé aux colis, transporte également les malades et les infirmes. A la sortie du camp, d'importants détachements de la Luftwaffe nous attendent. C'est beaucoup d'honneur!

 

Par contre, tout le long du parcours, les rues sont désertes. Cependant, nombreux sont ceux qui nous regardent partir derrière leurs fenêtres et les rideaux bougent derrière celles-ci. Bravant les interdits, des familles et amis se sont réunis en deux endroits: dans le café situé en face de la porte du camp et sur la place Jeanne d'Arc où débouchent plusieurs rues.

 

C'est là que je vois Maman, mais je ne peux lui faire signe étant le dixième de mon rang à l'opposé de l'endroit où elle se tient.

 

Pour essayer de la revoir, je me retourne constamment, mais en vain. Les abords sont trop bien gardés. J'arrive à la gare, tout bouleversé de cette rencontre.

 

Autorisations de colis

 

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