A la mémoire de André Mauras

 

 

André Mauras en 1944-1945 André Mauras en 1944-1945 André Mauras en 1947-1948

 

 

Le commandant Yacco a écrit, à propos de la mort de Pierre Rialland, à la fin de son livre :

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J'ai pleuré la mort de ce garçon de vingt-deux ans qui, près de moi, a couru tant de risques et participé à tant, de coups durs. Vingt années plus tard je revois ce franc regard dans lequel j'ai souvent lu la joie de se donner à la plus exaltante des causes en même temps que la virile résolution d'aller jusqu'au bout de l'œuvre entreprise.

Il a clairement su que la mort est nécessaire aux refloraisons de la vie et qu'il faut, pour la résurrection d'un peuple, d'humbles et innombrables sacrifices.

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Ce sont les mêmes valeurs que papa a défendu toute sa vie, qu'il nous a transmis et que nos enfants ont en héritage.

Brice Mauras

 

 

 

Extraits du livre "Les Soldats de l'ombre" du commandant Yacco par Brice Mauras :

 

 

 Avril-Mai 1944.

Alors ma décision est prise. Quels que soient les risques j'entends reprendre mon action, rétablir la coordination, animer cette masse grandissante de réfractaires, tenter de la mettre en mesure de servir utilement lorsque l'heure du combat final sera venue.

Je fus servi par la Providence le jour de l'Ascension, je vis arriver un jeune enfant de troupe, de l'école d'Autun, se nommant André Mauras, âgé de 16 ans, plus tard alias « Condé » Je lui donnai mes instructions. Il les accepte sans réticence.

 

 Il avait mon adresse par l'abbé Fleury, vicaire à Fay-de-Bretagne, et qui était en rapports avec ma belle-mère, amie de Madame Mauras.  Ce jeune garçon fut par la suite d'un courage à toute épreuve.

 

 Je lui demande de me faire parvenir quatre ou cinq kilos de plastic que j'ai laissé, lors de mon départ, à la ferme de L'Enclose, chez les époux Testart, à Riaillé. Il me les apporte.

 

 Je cache ce plastic, sous un tas de foin, dans les dépendances de la gare avec la ferme intention d'en user sans tarder. Avec Jean Calvet et son frère, un jeune nommé Pinel, et quelques autres, je constitue une équipe de sabotage. C'est ainsi que nous ferons sauter le mois suivant, aux environs de Pontchâteau, un ensemble de pylônes électriques.

 

9 Juin 1944.

André Mauras est au courant de mes déplacements successifs et de mon arrivée à Treffieux. C'est dans ces conditions qu'il vient, envoyé par Rainteau, m'annoncer une grande nouvelle. Depuis trois jours, dans les landes du Morbihan, à proximité du bourg de Saint-Marcel, un important maquis est constitué. Les renseignements qui me sont donnés ne sont que fragmentaires. Je sais seulement qu'au début de la nuit du 5 au 6 juin, des hommes ont été parachutés en grand nombre. Les groupes depuis longtemps formés dans le département les ont rejoints. La concentration qui représente plus de quatre mille hommes est pourvue d'un armement et d'un matériel abondants. Je devine que cette opération n’a d'autre but que de contribuer au succès du débarquement allié.

 

 Je ronge mon frein. Exécutant les ordres donnés, j'ai réuni, en groupes dispersés, plus de deux cent cinquante hommes. Ces garçons qui, pour la plupart, n'avaient hier d'autre but que de se dissimuler, sont, depuis l'annonce du débarquement, possédés d'un désir fébrile de combattre. Il importe donc de les rassembler et de les armer.

 Je prends alors la décision de me rendre à Saint-Marcel solliciter des ordres et de l'aide.

 

15 Juin 1944.

Il me faut maintenant sonner l'alerte afin que le plus grand nombre d'hommes possible soit le lendemain matin à la Maison Rouge.

  

 Je m'engouffre dans la 402 «: Je passe par Notre-Dame-des-Landes avertir Lollichon; puis je fonce sur Fay où je rencontre Lucien Corgnet; peu de temps après j'alerte à Blain le gendarme Marionneau. A dix-neuf heures je suis à la Maison Rouge. Je trouve là André Mauras et Maurice Dauvé, je charge le premier d'aviser les groupes de Riaillé et de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, le second ceux de Joué et de Nort.

 

28 Juin 1944.

Après, s'être concerté avec Barthélémy et Philippe Ragueneau, Willk déclare que les D.M.R., ainsi que Merlet et moi-même resterons sur les lieux. « Il nous est, dit-il, interdit de fuir ». Nous seuls dans ce département assurons la liaison avec la France Libre. Or cette liaison doit, coûte que coûte, être maintenue. Jean-Pierre. Dautel et le jeune Mauras y demeureront également afin d'assurer, d'éventuelles liaisons.

 

Nous ne sommes plus que neuf dans la pénombre que perce ici et là le radieux soleil de ce matin de juin. Derrière nous, toujours la fusillade ! Vers sept heures trente Willk décide de nous répartir en deux groupes afin d'éviter qu'en cas d'attaque nous soyons tous les neuf massacrés. Le premier groupe comporte Willk, lui-même, Barthélémy, Paul Cyr et Jean-Pierre Dautel. Dans le second groupe figurent Ragueneau, Lejeune, lequel est toujours porteur de son matériel de radio, Merlet, Mauras et moi. Il est convenu que les deux groupes lorsqu'ils seront séparés ne sortiront de la forêt que durant la nuit suivante entre minuit et minuit trente et qu'ils se retrouveront alors au bord de la route de Joué à Saffré à un point déterminé à la boussole.

 

 Depuis huit heures la fusillade s'est progressivement ralentie. Cependant durant toute la journée et jusqu'à dix-huit ou dix-neuf heures nous entendons des coups de feu isolés, des aboiements de chiens, des cris gutturaux, des bruits de pas.

 

 Nous ignorons tout des péripéties du combat qui s’est déroulé. Nous ignorons aussi le sort des hommes que nous avons dispersés. Mon angoisse est indicible. A plusieurs reprises, au cours de cette journée, j'ai prié. Il est minuit. Voilà dix-sept heures que nous sommes couchés sur le sol. Il n'y a plus aucun bruit, mais il se peut que les Allemands veillent encore aux alentours.

 

 L'heure est venue pour les deux groupes de se rejoindre au point désigné par Willk. Tous les cinq, Ragueneau, Lejeune, MerIet, Mauras et moi, sommes debout et, conduits par la boussole, nous nous dirigeons vers le lieu convenu distant d'un kilomètre environ, de notre point de départ.

 

 Willk me demande de m'éloigner en compagnie de Merlet et de Mauras et de lui désigner dès maintenant le lieu où je vais me replier, Je me souviens alors d'une adresse que m’a recommandé donné le gendarmé Rainteau : la ferme Gasnier, au Bulot en Pannecé, à vingt-cinq kilomètres environ du lieu où nous sommes. Gasnier que je ne connais pas serait un courageux patriote. Par ailleurs, Rainteau l'aurait déjà informé qu'il se peut que j'aille un jour ou l'autre frapper à sa porte. Je donne donc cette adresse à Willk lequel, après en avoir pris note me dit: « Il nous faut désormais élaborer un nouveau plan d'action. Cela peut exiger quelque temps. Retirez-vous donc chez Gasnier avec Merlet et Mauras. Attendez les ordres »

  

29 Juin 1944.

Les coqs se sont mis à chanter. Nous nous trouvons alors à mi-distance du déversoir de Vioreau et du bourg de Joué. Je rappelle à mes deux camarades que le problème est de savoir comment nous allons nous dissimuler durant le jour qui commence. La solution peut consister à grimper sur un tas de foin et à attendre la tombée de la prochaine nuit. Mais nous nous trouvons précisément à la  saison des fenaisons et nous allons à tout moment risquer d'être délogés. Et puis nous sommes affamés. Nous n'avons même pas eu le temps, la veille, de prendre notre jus du matin. De la sorte nous n'avons rien mangé depuis le 27 au soir, soit depuis environ trente-trois heures.

 

 Nous n'en pouvons plus et je jette un regard inquiet, vers le petit Mauras qui n’a que seize ans.

 

 Il est environ quatre heures lorsque nous parvenons à une ferme située sur la gauche de la route de Vioreau à Joué. Les volets sont clos. Les gens semblent encore dormi. Je désigne à mes camarades une charretée de foin sous le hangar: « Peut-être allons-nous pouvoir, leur dis-je, passer là-haut la journée. ». A l'aide d'une échelle nous nous hissons au sommet du tas et nous nous allongeons dans l'espoir de dormir quelques heures.

 

 Mais la faim nous tenaille à tel point que le sommeil ne vient pas. Vers cinq heures trente la maison s'anime. Les persiennes s'ouvrent. Des gens sortent. Du haut de notre observatoire, couchés à plat ventre, nous les observons. L’homme a une trentaine d'années; la femme, âgée et voûtée, nous paraît être sa mère. Nous n'osons pas nous manifester. Entre six et sept heures, quelques coups de feu éclatent vers la forêt de Saffré dont nous sommes éloignés d'une douzaine de kilomètres. C'est alors que l'homme s'écrie: « Les vaches ! Ils vont donc tuer tous ces pauvres gars ! ». Ce propos me rassure. J'invite alors MerIet et Mauras à ne pas broncher et je descends du tas de foin. L'homme me voit et bien que: mon aspect ne doive guère inspirer confiance, ne manifeste aucune inquiétude.

 

 - Le Bon Dieu nous aide, lui dis-je, ce que vous venez de dire prouve que vous êtes avec nous.

 

 - Vous étiez là-bas, me répond-t-il ?

 

 - Nous y étions. Or il y a trente-six heures que nous n'avons rien mangé. Je paierai ce qu'il faut : ne pourrions-nous pas avoir un peu de soupe au lait ? Ce genre de nourriture m'apparaît alors le plus acceptable.

 

- Pas question ide payer, fait-il en souriant. Je n'étais pas là-bas, Mais je suis de tout cœur avec vous.

 

Mes compagnons qui, de là-haut, entendent la conversation, se manifestent. La vieille femme qui les a aperçus me demande de les faire descendre. Je m'y refuse, lui faisant observer que je ne veux pas que sa bonté soit pour elle l'occasion de courir de trop grands risques. Je remonte donc sur le tas de foins pendant que ces braves .gens s'en vont préparer la soupe sollicitée.

 

 Quelques instants plus tard l'homme monte une soupière dont le contenu fumant sent agréablement l'oignon et nous annonce qu'il redescend chercher des écuelles et des cuillers. Mais notre foin est telle que nous n'attendons pas ces accessoires : nous prenons la soupe avec les mains et commençons de l'absorber à grandes lampées.

 

Nous avons ensuite dormi pendant des heures.

 

30 Juin 1944.

J’avise les deux gendarmes de ce que nous nous rendons à la ferme du Bulot et je leur demande de m'informer en cas d'alerte. Je les prie, en outre, d'avertir mon épouse de ce que je suis encore en vie: ayant quitté Treffieux le 12 juin elle est revenue se réfugier chez Testard à L'Enclose et depuis lors est sans nouvelles. Ils préviendront également la mère d'André Mauras qui, depuis les bombardements de Nantes réside, elle aussi, à Riaillé, au lieu-dit La Cour-du-Bois.

 

1er Juillet 1944.

Au lever du jour Louis Gasnier et son père viennent converser avec nous. Nous examinons ce qu'il convient de faire. Il m'apparaît impossible de demeurer dans cette ferme qui se trouve située dans un hameau comportant plusieurs foyers. Notre présence va paraître suspecte et nous allons faire courir à cette famille de grands risques. Je demande à nos hôtes s'il existe, dans les alentours, un lieu plus discret. Ils me répondent qu'à quelque distance se trouve le moulin de La Charraie qui, depuis 1930, est abandonné par ses propriétaires. Il tombe en ruines mais est parfaitement isolé. Il constitue, en conséquence, une excellente cachette. J'accepte cette solution.

 

 Au cours de la journée, je représente à Merlet et au petit Mauras qu'il est nécessaire de nous séparer. Il faut, en effet, éviter que nous soyons arrêtés tous les trois ensemble. Merlet consent à rejoindre son épouse à Ancenis et Mauras part se réfugier à moins d'un demi kilomètre de là dans une ferme située à La Boraire en Pannecé et tenue par Pierre Coulon, beau-frère de Louis Gasnier.

 Il est convenu que, chaque nuit, Mauras viendra au moulin m'apporter les nouvelles.

 

3 Juillet 1944.

 André Mauras est venu au moulin.

 Il me dit avoir pris contact avec Pierre Rialland qui, sorti sain et sauf du combat de Saffré, est rentré chez son père à La Fortunière des Landes en Joué-sur-Erdre.

 Il est convenu que si Pierre Rialland veut me voir il devra d'abord passer par La Boraire.

 Mauras me dit en outre que si j'ai besoin de lui je puis, à tout instant, le faire appeler par l'un des membres de la famille Gasnier.

 En ce qui concerne l'attaque du 28 juin, il ne sait rien de plus que ce que m'ont dit les gendarmes de Riaillé.

 

15 Juillet 1944.

 Il me semble dangereux de rester plus longtemps au moulin de La Charraie. Tous les maquisards de la forêt de La Brosse connaissaient le nom de ce moulin. Des prisonniers ont pu, sous la torture, en révéler le nom. Je fais part de mes craintes aux Gasnier qui me conseillent de me retirer chez Bioteau à la ferme de La Pierre-en-Mézanger. Ils sont assurés que je serai bien reçu. Il est convenu qu'ils me transmettront toutes les communications qui pourraient venir des D.M.R. Le jeune Mauras, lui, reste à La Boraire et gardera contact avec Le Bulot.

 

 Du Bulot à La Pierre, il n'y a que cinq kilomètres. Comme prévenu, j'y suis parfaitement accueilli. Il est convenu que je passerai pour le nouveau valet de la ferme. En fait, tant pour tuer le temps que pour éviter les soupçons du voisinage, je me livre à divers travaux agricoles.

 

 Je vais demeurer là, jusqu'au 27 juillet. Durant cette nouvelle villégiature, je reçois, à plusieurs reprises, la visite de Mauras et de Pierre Rialland. Ils me tiennent au courant des activités des maquisards dispersés : sabotage de l'écluse du Pas-d'Héric et attaques de convois.

 

 J'ai soif d'actions, mais j'entends toujours obéir aux injonctions des D.M.R. Considérant que le danger  est provisoirement écarté j'ai, après un séjour de vingt-quatre heures à la ferme de La Boraire, rejoint le moulin de La Charraie.

 

 Il est six heures du matin lorsque Louis Gasnier m'amène Jean-Pierre Dautel, envoyé jusqu'à moi par les D.M.R. Je l'accueille avec une grande joie.

 

 J'apprendrai plus tard que les D.M.R. sont alors cachés non loin de moi. A la suite de notre séparation, ils se sont dirigés vers La Roche-Blanche, au cours de la nuit du 28 au 29 juin, à une dizaine de kilomètres au nord d'Ancenis. Ils ont, pendant plusieurs jours, trouvé refuge dans un champ de blé, à proximité d'une chapelle abandonnée; dite la Chapelle des Bois. Sous l'autel de ce sanctuaire, ils ont dissimulé leurs armes et le poste émetteur. Jean-Pierre Dautel a pu les ravitailler grâce à l'une de ses amies, Paulette Peltier, étudiante à l’Ecole de Médecine de Nantes, fille du docteur Peltier, de Varades. Quelques jours plus tard les D.M.R. vont se replier à Saint-Sigismond, entre Varades et Montrelais, sur les bords de la Loire, chez un fermier qui les héberge dans un bâtiment où se trouve le pressoir.

 

 Au moyen du poste émetteur, ils reprennent contact avec Londres. Ils vont alors provoquer, entre la gare d'Ancenis et celle de Varades, l'anéantissement d'un train chargé d'engins blindés et montant vers Le Mans, ainsi que la destruction d'avions allemands posés sur les prairies avoisinant la Loire.

 

 4 Août 1944.

Jean-Pierre Dautel me transmet l'ordre de Philippe Ragueneau : tout en continuant de résider au Moulin de La Charraie, je dois rassembler et reconstituer les groupes dispersés en vue d'une action immédiate. Dès le départ de Dautel je me rends à La Boraire. Je demande à Mauras de se rendre à La Fortunière-des-Landes et de prier Pierre Rialland de venir me voir.

 

 Je lui fais part de l'ordre que je viens de recevoir. Je prends les armes et nous quittons le moulin. Au passage, nous prenons Mauras à la ferme de La Boraire et nous nous mettons tous trois en marche à travers les champs. Notre but immédiat est de rejoindre le groupe du Boulay composé d'une vingtaine d'hommes commandés par Paitier. Nous sommes armés de mitraillettes et de grenades offensives.

 

Il est un peu plus de quinze heures. Il nous faut alors traverser la route étroite et sinueuse qui mène de Pannecé à Teillé. Nous écoutons pendant quelques instants. Aucun bruit ne se fait entendre. Nous franchissons le fossé et nous nous apprêtons à parcourir, sur la chaussée, une vingtaine de mètres afin de passer une barrière et de continuer notre chemin à travers champs.

 

 C'est alors que surgit, au tournant de la route, monté sur des bicyclettes, un groupe important d'Allemands. Ils sont une cinquantaine et portent leurs fusils en bandoulière. Nous ne les avons pas entendus venir. Mon sang se glace et je crois fermement que, cette fois, nous sommes tous les trois perdus. Les ennemis ont vu notre accoutrement et nos mitraillettes: le repli est impossible et aucune grâce ne nous sera faite. Alors je dis à mes deux jeunes amis: « On va payer de notre peau ! Faites feu à volonté ! Et fuyez ensuite chacun de votre côté ».

 

 Les Allemands ont dû un .instant croire que nous nous rendons. Je revois encore les premiers du groupe mettre lentement pied à terre alors qu'ils ne sont guère qu'à cinq mètres de nous. Alors nous tirons dans le tas et, tous les trois, nous déchargeons nos mitraillettes. De la part des adversaires aucune riposte immédiate n'est possible. Je vois, en l'espace d'un éclair, tomber des hommes en vert. J'entends encore les hurlements. Selon le témoignage ultérieur de la gendarmerie française nous aurions fait plusieurs morts.

 

 Je vois le petit Mauras sauter la haie de droite par rapport à la direction suivie par le groupe ennemi et disparaître dans un bois. Il est, me semble-t-il, sauvé, encore que je n'en sois pas sûr.

 

 Je fuis par la gauche et je parviens, en un quart de seconde, à sauter la barrière fermant l'entrée d'un champ. J'ai l’impression que Pierre Rialland m'a suivi. Les Allemands ouvrent le feu dans ma direction. Je sens une légère brûlure au-dessus de l'œil droit: une balle vient de me frôler le front. Une seconde plus tard une douleur au genou droit me fait pousser un cri. Cette fois je suis touché. Je m'affaisse dans les hautes herbes tandis que derrière moi la fusillade continue de faire rage. J'avise à quelque distance un ruisseau asséché que bordent des roseaux et des saules. Je m'y traîne et je me dissimule dans les hautes herbes et sous les racines de l'un des arbres.

 

Les ennemis présument que je me suis caché sous les Javelles dressées dans un champ voisin. A dix mètres de moi ils installent un fusil mitrailleur et vont, pendant près d'une demi-heure, tirer sur les gerbes de blé.  Durant les brefs instants où s'arrête la fusillade j'entends des cris sur la route.

 

 Vers seize heures trente des véhicules motorisés se sont approchés, ont stationné quelque temps et sont repartis. C'est alors le silence. On est venu enlever les blessés et les morts et le reste de la colonne s'est éloigné.

 

 C'est seulement vers dix-neuf heures que j'ose quitter ma cachette. Mon genou me fait horriblement souffrir. Je me traîne littéralement et j'ai dû mettre plus d'une heure pour parcourir moins d'un kilomètre. Il est environ vingt heures lorsque je parviens à une ferme dont j'ignore le nom. Un homme  que je n'ai jamais revu se borne à me dire: « Ne vous montrez pas.; partez ! Ils sont ici... ». Je m'éloigne. Je reste une heure couché dans un fourré.

 

La nuit étant tombée, je décide de retourner à La Barrrère. Il est vingt-trois heures lorsque j'y parviens. Avant de cogner à la porte, j'entends, dans la cuisine, la voix du petit Mauras. Il a donc pu échapper à la fusillade ! La famille CouIon s'empresse autour de moi. Ils envisagent de me garder chez eux et d'appeler un médecin. Je m'y refuse, leur faisant observer que le fait d'héberger un homme dont le genou est .atteint par une balle leur fait courir un immense risque. Je me rends donc à La Charraie après avoir demandé à Mauras d'avertir Louis Gasnier.

 

 Mauras n’a aucune nouvelle de Pierre Rialland. Je suis profondément angoissé car je présume que s'il avait pu sortir sain et sauf de cette aventure il se serait, dès la tombée de la nuit, rendu à La Boraire ou à La Charraie.

 Il est environ quatre heures du matin lorsque le Dr Gilard dont j'ai précédemment parlé, alerté par les Gasnier, vient me voir au moulin. Il examine ma blessure et se montre relativement optimiste: ce n'est pas, dit-il, d'une extrême gravité, encore que si les circonstances étaient autres une hospitalisation et une longue immobilisation du membre s'imposerait. Il se borne, pour l'instant, à me faire une piqûre et il me dit qu'il reviendra. Je souffre le martyre car la rotule est atteinte.

 

5 Août 1944.

 C'est seulement au lever du jour que j'ai appris l'affreuse réalité: Pierre Rialland a été tué et les Allemands ont laissé son corps mutilé au bord de la route, à quelques mètres de la barrière du champ.

 

 Le cadavre vient d'être découvert par la petite Julia Pinson, la nièce des Gasnier, qui ce matin s'est rendue sur les lieux de la fusillade. Personne n'avait osé hier soir, s'aventurer dans ces parages.

 

 Le Maire de Teillé a lui-même pris possession du corps et a prévenu les malheureux parents.

 J'essaie de m'expliquer ce qui s'est passé. Je me souviens avoir vu Pierre s'apprêter à sauter, en même temps que moi, dans le champ voisin de la route. Puis la fusillade m'a empêché de me détourner. Peut-être a-t-il été atteint avant de franchir la clôture. Il se peut aussi qu'il ait insuffisamment pris son .élan et qu'il se soit empêtré dans la haie. L'ennemi s'est en tout cas, acharné contre lui car les blessures sont multiples.

 

 J'ai pleuré la mort de ce garçon de vingt-deux ans qui, près de moi, a couru tant de risques et participé à tant, de coups durs. Vingt années plus tard je revois ce franc regard dans lequel j'ai souvent lu la joie de se donner à la plus exaltante des causes en même temps que la virile résolution d'aller jusqu'au bout de l'œuvre entreprise.. Il a clairement su que la mort est nécessaire aux refloraisons de la vie et qu'il faut, pour la résurrection d'un peuple, d'humbles et innombrables sacrifices.

 

 Le lendemain, pendant qu'une foule bouleversée priait autour de son cercueil dans l'église de Joué, les blindés libérateurs du général Patton, venant de Châteaubriant, déferlaient en direction de Nantes. Je fais naturellement le rapprochement entre ce sacrifice et cette fracassante approche des premiers signes de la victoire.

 

12 Août 1944.

Nantes est libérée ! Nous sommes mitraillettes sur le dos au garde à vous devant le monument aux morts de la première guerre mondiale. Au sacrifice de nos aînés nous associons celui de nos frères qui, quelles que soient leurs idéologies, ont expiré au cours de la lutte libératrice.

 

 Pendant que retentit la sonnerie aux Morts, je pense à ceux qui sont tombés dans la forêt de Saffré ou qui, face au peloton d'exécution, ont crânement versé leur sang, aux déportés qui ont déjà succombé ou qui attendent encore que s’ouvrent les portes de leur enfer, aux survivants qui vont, jusqu’à leur dernier jour, garder dans leur chair les stigmates de ces cinq années ténébreuses.

 

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