1944

 

11 Janvier 1944.

 J'apprends que les Allemands me recherchent activement. Mais si ces imbéciles connaissent mon nom de guerre, ils n'ont qu'une idée très vague de mon nom patronymique. Ils savent cependant que je suis chauffeur de taxi.

 Ils ont arrêté l'un de mes anciens collègues qui se nomme Le Diffon. Çà n'est pas tout à fait Le Diouron ! Ils lui apprennent qu'il est l'un des dirigeants de la résistance départementale. Le malheureux nie avec énergie, se bornant à déclarer que toute son activité consiste à exercer les fonctions de gardien dans un garage. Malheureusement ce garage est situé rue du Bocage. Or cette adresse n'est pas faite pour arranger son affaire. Elle constitue une charge de plus, dans l'esprit obscur des policiers allemands qui savent, par ailleurs, que le Yacco qu'ils recherchent est domicilié avenue du Bocage. Le pauvre Le Diffon est victime de deux ou trois confusions !

 Il demeurera détenu à la prison Lafayette pendant trois semaines. Tous les deux jours il subit l'interrogatoire. Une brute le matraque en lui rappelant qu'il se surnomme Yacco. Il nie avec énergie, sachant seulement que Yacco est le nom d'une huile et pas celui d'un homme.

  

20 Janvier 1944.

 La gestapo s'intéresse de plus en plus à ma modeste personne. Durant la nuit du 19 au 20 elle est venue me chercher à mon domicile de Nantes, avenue du Boccage. Elle a cogné et personne n'a répondu. Elle a alors défoncé ma porte et visité la maison. Çà doit être une jolie pagaïe...

 Le plus grave est que, durant cette même nuit, les Allemands ont procédé à Nantes à environ cent vingt arrestations: des gens de toutes sortes, parmi lesquelles beaucoup n'ont aucun rapport avec la résistance.

 Mon ami, le commandant Charbonnier, est arrêté. Je ne le reverrai plus. Il mourra à Mauthausen, au lendemain de la libération du sinistre camp, épuisé par les horribles traitements auxquels il a été soumis. Je salue la mémoire de cet homme de grande valeur morale, mon premier compagnon, mon guide et mon chef. Il était, comme moi, un chrétien. J'ai souvent prié pour le salut de son âme et pour que soit apaisée la douleur de son admirable épouse.

 En même temps que Charbonnier la gestapo a arrêté une grande partie des membres de l'Armée Secrète, notamment les frères Van Pée, Frank Pelletier et beaucoup d'autres.

 Il s'est passé un fait pénible et marquant à la prison Lafayette à Nantes, où se trouvaient Le Diffon et Frank Pelletier lesquels furent confrontés. Le malheureux Frank Pelletier étendu sur une civière, l'œil arraché par ses tortionnaires sauva Le Diffon en certifiant que ce n'était pas lui : Le Diouron-Yacco.

 Un autre personnage : le Sénateur Maire d'Erbray, Michel de Pontbriand qui par la suite fut déporté, se trouvait alors dans la même cellule que Le Diffon et m'a confirmé les faits précités. De Pontbriand ne parla pas, bien qu'il sache qui était Le Diouron. Je garde à ce valeureux camarade toute ma reconnaissance.

Depuis, j’ai eu l'occasion de revoir Le Diffon et n'ai pas manqué de lui dire la peine que j'ai ressentie d'avoir été la cause involontaire des mauvais traitements que ces robots lui ont fait subir. Je le lui redis une nouvelle fois.

 Théo Gillet, surveillant, de la prison de Nantes, également membre d'un réseau de résistance, m'a confirmé l'épisode tragique de « Le Diffon-Frank Pelletier ». Celui-ci est mort dans sa cellule à la suite d'une longue agonie.

 

Nuit du 21 au 22 Janvier 1944.

Les Allemands savent que je suis à Riaillé.

Au cours de la nuit des membres de la gestapo et des feldgendarmes au nombre d'environ vingt-cinq font irruption dans le bourg. Ils réquisitionnent le boulanger Verger qui est tranquillement occupé à faire son pain. Puis ils réveillent le charretier Alliot et l'hôtelier Joalland. Ils mettent aux trois hommes la mitraillette dans le dos et les obligent à marcher devant eux. « Conduisez-nous, disent-ils, chez M. Le Diouron... monsieur très dangereux... terroriste ! ». Les trois s'exécutent; ils ont d'ailleurs bonne conscience, car ils savent que je suis parti.

Ils arrivent à mon ancienne résidence et l'éveillent la propriétaire de la maison, la brave Marie Pascal, qui loge au rez-de-chaussée. « Où est Le Diouron, lui demandent-ils ? » Un Allemand s'est assis sur le lit de la vieille dame qui répond que j'habite au-dessus. Ils n'insistent pas et montent au premier étage tandis que la maison est cernée. Là ils sont accueillis par ma belle-mère qui va merveilleusement jouer son rôle « Ah ! Vous cherchez Le Diouron, c'est mon gendre ! Vous voulez savoir où il est ? J'aimerais moi-même le savoir. C'est un triste individu ! Si vous saviez toute la misère qu'il m'a fait ! Il Y a longtemps que je ne lui parle plus! Parfaitement il est parti Et j'espère qu'il est loin Je veux bien que vous l'attrapiez ! J'en serai débarrassée...  Je suis convaincu de mal traduire et d'être incomplet. Douée d'une extraordinaire présence d'esprit ma bonne belle-mère a dû ajouter d'autres imprécations qui ne m'ont pas été rapportées.

 La comédie a pris sur ces imbéciles. Ils sont convaincus de ce qu'ils se trouvent en présence d'une vieille dame blessée au plus profond d'elle-même par un voyou de gendre qui, par surcroît, est un terroriste. Ils ne l'interrogent pas davantage, la menacent faiblement et se bornent à visiter le logement. Ils fouillent et ne trouvent rien. Ils voient cependant que l'une des fenêtres donne sur un toit par lequel j'aurais pu m'échapper durant les secondes qui ont précédé leur irruption. Ils inspectent pendant quelque temps et finalement s'en vont. Je ne pense pas que ma belle-mère ait pu dormir pendant les dernières heures de la nuit...

 

22 Janvier 1944.

 C'est le gendarme Ralnteau qui est venu à la ferme Testard, me tenir au courant des événements de la nuit. Il tient un bidon de lait à la main comme s'il n'avait d’autre but que de faire ses provisions. Il me dit en partant: «Ne bouge pas. Je te tiendrai au courant».

 

23 Janvier 1944.

 A cinq heures trente du matin deux membres de la ges­tapo réveillent ma belle-mère. Ils ont le revolver à la main, ce qui ne les empêche pas de se présenter, en un atroce français, comme « Des amis de Briac Le Diouron venant de Paris afin de lui donner des instructions ».

 Ma belle-mère qui n'est pas naïve et qui n'a jamais vu des résistants venir me donner, revolver au poing, des instructions fronce les sourcils et déclare d'un ton grave: « Ah ! Messieurs, mon gendre ! Quel triste personnage! Je sais que les Allemands le recherchent ! Mais qu'ils le prennent et que je ne le voie plus ! » Les deux policiers jettent les yeux sur une carte affichée au mur et qui représente les opérations du front est; ils ne sont pas sans remarquer le cordon qui marque l'avance soviétique. Çà ne semble pas les impressionner.

 - « Mais votre gendre, disent-ils, quand est-il parti? »

  - « Il y a plus de trois semaines, répond-t-elle. »

- « Où pensez-vous qu'il soit? Où a-t-il des amis? »

 - « A Perpignan ! ».

 En fait, je n'ai jamais connu personne dans ce chef-lieu des Pyrénées-Orientales, mais cette réponse est la meilleure qui puisse être faite. Les deux brutes se regardent et tentent de penser: « Perpignan... Perpignan... l'Espagne... trop tard !... »

 Ils n'insistent pas davantage. Cependant avant de sortir, ils se penchent sur le petit lit de ma fille. Ils lui proposent des bonbons et lui demandent: « Où est parti papa ? » L'enfant ne répond pas mais fait mie crise nerveuse. »

 Le matin de ce même jour, quelques heures plus tard, Rainteau revient me voir à la ferme de L'Enclose et me représente qu'il est nécessaire que je m'éloigne. Je rends à ses raisons. Avant de partir je confère à mon épouse et à moi-même une nouvelle identité. Je suis toujours porteur d'imprimés et de cachets. Désormais nous nous appelons Le Bastard. Je ne me prénomme plus Briac, mais Joseph. Elle n'est plus .Marcelle mais Yvonne. Au surplus, je commence à laisser pousser une paire de majestueuses moustaches de gaulois qui me rend méconnaissable.

 Sans tarder, nous organisons le départ. Au début de la nuit du 23 au 24 janvier un vieux cultivateur des environs de Riaillé; le père Lechat, consent à nous monter dans sa charrette. Cahin-caha nous nous dirigeons vers Les Touches. Nous y arrivons aux dernières heures de la nuit. Je demande au père Lechat de nous laisser sur le bord de la route, à quelque distance du bourg. Il est alors entre vingt-trois heures et minuit.

 Mon projet est de m'adresser à la Maison hospitalière. J'ai la certitude que les religieuses nous accueilleront. Il s'agit, en effet, de filles de Saint-Gildas. Leur origine est modeste et, comme telles, elles sont plus que d'autres attentives à toutes les angoisses humaines.

 La mère supérieure à laquelle je raconte les causes de notre exode nous accueille avec bonté. Elle nous donne une chambre où nous passons la fin de la nuit.

 

24 Janvier 1944.

 Nous restons dans cet asile provisoire jusqu'au soir de ce jour qui est dimanche. Réflexion faite, je décide d'aller plus loin. La Maison Rouge est trop proche. Je risque d'être reconnu et des indiscrétions sont possibles.

 A la nuit tombante nous prenons congé de la Mère Supérieure qui, en guise d'adieu, nous dit: « Je prierai pour vous... » A pied nous partons en direction de Ligné. Je sais que le vicaire de cette paroisse, l'Abbé RouI, peut nous être de quelque secours. Je l'ai vu à Riaillé et je sais ce qu'il pense. Il nous reçoit avec amitié et nous conduit chez le pharmacien du bourg, un Belge, qui nous donne un bon lit et nous traite de la ;manière la: plus fraternelle pendant toute la journée qui va suivre.

 

Nuit du 25 au 26 Janvier.

 Il me semble nécessaire de quitter le nord de la Loire où sans doute les Allemands me cherchent encore. Mais la difficulté est de passer les ponts.

Sur les conseils de l'Abbé RouI je m'adresse au garagiste de Ligné qui possède une voiture ambulance. Une nouvelle fois, ma femme joue le rôle de la malade. Nous la couchons sur un brancard et nous filons.

 Nous franchissons la Loire en amont de Nantes à Thouaré et le garagiste nous laisse aux Trois-Moulins, dans la banlieue sud de la ville.

 La nuit est déjà tombée lorsque je frappe à la porte de Chevallereau, un chauffeur de taxi de Nantes. Il nous reçoit chaleureusement, bien que je lui aie dit les motifs de ma venue.

 Malheureusement, au cours de la nuit, vers deux heures, Mme Chevallereau dont la santé est fragile fait une crise de nerfs. La malheureuse s'écrie que la gestapo cerne la maison.

Nous considérons, mon épouse et moi, qu'il est prudent de nous éloigner.

 

26 Janvier 1944.

 Au petit jour, nous partons à pied vers le sud. Mon intention est, cette fois, de gagner le bourg de Vieillevigne. Là se trouve une fabrique de chaussures dirigée par un certain M. Hubert dont j'ai naguère, en exerçant mon métier de taxi, fait la connaissance. Je sais ce qu'il pense et j'ai la conviction qu'il m'apportera quelque secours.

 Nous parcourons à pied dans le froid du matin la distance qui sépare les Trois-Moulins du bourg des Sorinières. Là nous trouvons un car qui nous conduit jusqu'à Vieillevigne.

 Je me rends au bureau d'Hubert qui, afin de parler plus aisément, nous amène au bistrot voisin. Je lui explique notre situation. Il répond qu'il ne peut malheureusement me loger; il héberge déjà dix-neuf personnes réfugiées de Nantes et tous les locaux dont il dispose sont combles. Par ailleurs, il serait, selon lui, imprudent de nous placer dans le voisinage immédiat de gens dont on ignore les sentiments et dont les soupçons pourraient, en tous cas être éveillés. Finalement Hubert me dit d'aller voir à la cure et pour éviter de prononcer un nom dans cette étroite salle de café où d'autres consommateurs peuvent nous entendre, il me tend une boîte d'allumettes vide sur le fond de laquelle il vient d’écrire : « Abbé Landais »

 Nous sommes à la porte du presbytère et la gouvernante nous introduit dans un parloir que préside une statue de Saint Joseph. Je souris au souvenir que, pour la durée de cette fuite, je m'appelle Joseph Lebatard et que ce saint personnage est devenu mon patron provisoire. Nous en profitons, mon épouse .et moi, pour nous confier à  lui. Nous sommes encore pris par ces:pieuses pensées lorsque brusquement la porte s'ouvre et apparaît un prêtre d'une trentaine d'années aux cheveux noirs, au profil énergique, l'abbé Landais. Nous poussons ensemble un cri de satisfaction et de surprise. Ce métier de taxi fait vraiment connaître beaucoup de monde ! J'ai, vers 1941, roulé à deux reprises ce curé ; comme le chemin était long nous avions parlé et nous avions constaté que nos pensées étaient les même.

Je n'ai aucune gêne à raconter toute mon histoire à ce prêtre. Hubert m'a déjà averti que son patriotisme ne se limite pas à des .discours. J'ai ainsi appris qu'il a récemment et sans armes, à la force, des poings maîtrisé un Allemand déchaîné qui parcourait le bourg en tirant dans toutes les directions. Il s'en est tiré vivant, mais le Germain a été assommé.

 L'abbé trouve immédiatement la solution. Il nous conduit à l'école religieuse des filles et nous confie au gardien de cet établissement un journalier agricole, prisonnier évadé, qui se nomme Baptiste Péneau. Ce dernier reçoit mission de veiller sur nous en même temps que sur quelques religieuses évacuées de Chartres avec une  quarantaine de fillettes. Une petite chambre nous est donnée. Mme  Péneau fait la cuisine et nous payons une infime pension ! Il est convenu que nous sommes des cousins de l'abbé Landais et que nous venons nous reposer à la campagne à la suite d'une commotion nerveuse ressentie lors des bombardements de Nantes. Nous considérons qu'il est prudent de sortir le moins possible.

 Nous demeurons dans cette retraite pendant deux mois.

 

Février 1944.

 J'ai douloureusement vécu cette situation. Je suis coupé des groupes que j'ai constitués. J'ignore ce que deviennent mes amis. Y a-t-il de nouvelles arrestations ? Mes hommes ont-ils reçu les armes promises par Fantassin et Jean-François ? Que fait Deleuze, mon successeur ? La nuit tombe tôt et les soirées sont interminables. Notre consolation est d'écouter radio Londres. Dehors la pluie hivernale ne cesse pas. Tout est d'une incroyable tristesse - « Que votre fuite n'ait pas lieu un jour d'hiver ». Ce propos évangélique me revient fréquemment à l'esprit.

 D'une façon régulière cependant nous recevons des nouvelles de Riaillé. Nous savons que notre petite fille et sa grand-mère sont en bonne santé. Les Allemands ne les importunent plus. Ces précieuses indications sont transmises par le bon gendarme Rainteau au curé de Ligné, lequel les envoie à l'abbé Landais.

 Nous nous demandons quand finira cette guerre. Les Anglo-Saxons vont-ils débarquer ? Quand aura lieu la levée en masse des patriotes cachés dans tous les coins de France, l'insurrection finale qui libèrera le pays de la Botte nazie et de ses sbires de Vichy ? Le destin de ma femme et le mien sont liés étroitement à celui de la Patrie. Nous sommes traqués et engagés au point que tout recul est devenu impossible. Quand pourrons-nous revivre ? Quand pourrai-je, au milieu d'hommes redevenus

 joyeux et libres, circuler au volant de mon taxi dans ma ville restaurée ? Telles sont les questions que je ne cesse de me poser alors que le vent froid souffle sur les vignobles de la campagne environnante.

 

Mars 1944.

 Au milieu de mars, je n'ai pu, malgré les craintes exprimées par ma femme et l'abbé Landais, m'empêcher de faire une incursion à Nantes.

 J'ai mis une grosse canadienne et j'ai chaussé des lunettes noires. Ma moustache n'a jamais été aussi longue. J'ai la conviction que le plus perspicace ne peut me reconnaître. Je vais d'ailleurs, à l'occasion de ce bref voyage, croiser d'excellents amis qui ne me reconnaîtront pas.

 Débarqué du car, je me rends chez Trani qui continue son trafic de fausses cartes d'identités. Il profite du stock imprimé par Pelletier et lorsque les cartes sont terminées les dépose en paquet à la bijouterie Roger sise à l'extrémité de la rue d'Orléans et tenue par Mlle Riou. Là elles sont reprises en vue d'être distribuées aux destinataires. Trani me remet deux ou trois cartes en blanc et me relate ce qui se passe à Nantes.

 Puis je me rends au domicile d'un avocat nantais, Maître Le Mappian, que je connais, lui aussi, pour l'avoir transporté. Nous avons parlé au cours des voyages. Je sais ce qu'il pense et ce que pense son épouse. Je sais aussi que l'un de ses beaux-frères qui réside dans le Cantal est profondément engagé dans la lutte clandestine. Du premier coup, Le Mappian et sa femme m'ont reconnu, malgré mes lunettes fumées et ma généreuse moustache. Je leur dis que je suis traqué et que j'ai perdu tous mes contacts. Ils me suggèrent de quitter la région et de poursuivre mon action dans le centre de la France. Ils peuvent à bref délai me mettre en rapports avec les chefs de l'Armée Secrète du Cantal. J'ai su, par la suite, que quelques semaines plus tard, ils ont, à l'occasion d'un passage à Aurillac, pris des contacts à mon sujet. J'aurais pu alors poursuivre le combat en Auvergne. Mais les événements avaient évolué et, comme on le verra, mes contacts étaient alors repris. En toute hypothèse il m'eût été douloureux de m'éloigner des groupes que j'avais constitués.

 Je suis rentré sain et sauf à Vieillevigne.

 

19 Mars 1944.

 Le 19 mars, je connais l'inconvénient de m'être provisoirement baptisé Joseph.

 Dans la soirée, je vois arriver à l'école des filles une bande de sept joyeux lascars à la tête de laquelle se trouve l'expert géomètre du lieu. Tous crient « Vive la Saint Joseph» et demandent ce que je vais payer. Le père Péneau, selon l'usage de l'époque, fabrique du mauvais Pernod. Je lui demande de nous en servir. Lorsque tout le monde est parti je lui exprime mon désir de le dédommager. Je m'aperçois que cela représente plusieurs jours de nourriture.

 Par ailleurs, cet incident m'inquiète: je constate que Je finis par être trop connu.

 

24 Mars 1944.

 C'est une réflexion par le Secrétaire de Mairie qui va, ce jour-là, nous décider à quitter Vieillevigne.

Cette personne, prototype du fonctionnaire inintelligent, soupçonneux et zélé à contretemps se demande quels sont ces gens qui se cachent et ne viennent pas chercher leurs cartes d'alimentation. Elle se propose, dit-elle, de parler de nous aux gendarmes et de leur demander de faire une enquête. L'abbé Landais et le Maire s'empressent de nous avertir. Je ne connais pas alors la mentalité des gendarmes de VieiIlevigne qui cependant, je le saurai par la suite- se distingueront lors de la libération. Je considère donc qu'il est prudent de détaler.

 Nous prenons, à 17 heures, le premier car en partance pour Nantes. Nous demandons refuge à Mlle Riou qui habite au-dessus de sa bijouterie. Elle nous loge jusqu'au lendemain.

 

Un grave problème se pose: nous n'avons plus un sou. Il me faut donc immédiatement travailler. Mais où m'employer ? JE PENSE ALORS À LOLLICHON, directeur de la Laiterie coopérative de Notre-Dame-des-Landes, et, ainsi que je l'ai dit plus haut, chef de l'un de mes groupes de résistance. Il pourra sans doute me trouver, dans sa région, un gîte et une occupation. Evidemment, nous courrons un risque en regagnant le nord de la Loire. Mais les Allemands me recherchent-ils encore ? N'imaginent-ils pas, au contraire, que je suis rendu très loin'? Par ailleurs, ne vais-je pas, par Lollichon, avoir quelques nouvelles susceptibles de m'éclairer sur la vie de mes groupes

 

Derniers jours de Mars.

 Le 26 mars au soir nous faisons, ma femme et moi, en car, le parcours des vingt-cinq kilomètres qui séparent Nantes de la minuscule bourgade de Notre-Dame-des-Landes.  Lollichon nous accueille avec joie.

 Jusqu'ici je me suis borné à ne faire que de brèves allusions sur cet homme qui, depuis octobre 1943, a pris la tête du groupe clandestin de Notre-Dame-des-Landes et d'Héric. Préoccupé par la direction de sa laiterie coopérative, rémunéré d'une manière honorable, il aurait pu laisser filer les événements et vivre dans la quiétude. Il a cependant tenu à s'engager pleinement et à courir les plus graves risques. Ce grand garçon aux gestes lents, qui parle avec nonchalance, quand on lui pose une question, sourit discrètement et met quelques temps à répondre. Mais il est résolu à tout et fait montre d'un extraordinaire courage. Bientôt, il abandonnera son entreprise et son foyer pour rejoindre le Maquis. Malgré les impositions allemandes, a ravitaillé toute la population réfugiée de Nantes et de Saint-Nazaire et en plus a également contribué à la confection de colis pour les prisonniers de guerre en y ajoutant une livre de beurre par colis. Ce beurre est scrupuleusement vendu à la taxe. Ce Breton du Finistère est modeste et constitue l'une des plus belles figures de la résistance locale.

 Le premier soin de Lollichon est de nous trouver un gîte, ce qui, ici comme ailleurs, n'est pas facile étant .donné l'afflux des citadins chassés par les bombardements. Il pense au curé de Saint-Emilien de Blain, la paroisse voisine, qui, selon lui, dispose de quelques places.

 Il nous conduit en voiture. Le prêtre nous fait un accueil auquel ses confrères ne m'ont jusqu'alors pas habitué. Il se refuse à courir le risque de nous héberger, car ses paroissiens, dit-il, ont encore besoin de lui. Ce n'est pas moi qui contesterai que les gens d'un village ont besoin de leur pasteur; cependant, l'écoutant formuler son refus, je dis au fond de moi-même que si les nazis gagnaient la guerre un ordre implacable finirait par s'établir; nous deviendrions alors les éléments mécaniques d'une incommensurable usine s'étendant de la Sibérie à la Bretagne et dans laquelle il n'y aurait plus ni curés, ni paroissiens !

 Ne trouvant aucune solution, Lollichon nous loge provisoirement dans les dépendances de sa laiterie qui est située à un kilomètre environ du bourg, à proximité de la station du chemin de fer.

 Pour le moment, la question alimentaire est résolue: LoIlichon m'a fait embaucher à la scierie tenue par Jean Guillard, à quelques pas de la laiterie. Moyennant un salaire mensuel de 1.500 francs je manipule, toute la journée, les planches en mûrissant mon plan d'action. Quant au gîte, nous avons fini par trouver, sur la route de la gare, une étroite masure qui servait naguère à remiser des outils. Il est impossible d'y faire la cuisine, de sorte que nous faisons cuire la soupe à l'extérieur sur un vieux trépied. Quant au lit, j'en ai mesuré la largeur qui n'est que d'un mètre.

 Mais, les nouvelles que me donne Lollichon ne sont pas rassurantes. Il présume que Deleuze est arrêté, ce qui par la suite sera confirmé, puisque je l'ai dit plus haut, nous apprendrons qu'il mourra dans le train le conduisant vers la déportation. Les groupes subsistent, mais demeurent sans armes, sans argent. Aucun élément coordinateur n'existe entre eux.

 Alors ma décision est prise. Quels que soient les risques j'entends reprendre mon action, rétablir la coordination, animer cette masse grandissante de réfractaires, tenter de la mettre en mesure de servir utilement lorsque l'heure du combat final sera venue.

Je fus servi par la Providence le jour de l'Ascension, je vis arriver un jeune enfant de troupe, de l'école d'Autun, se nommant André Mauras, âgé de 16 ans, plus tard alias « Condé » Je lui donnai mes instructions. Il les accepte sans réticence.

 Il avait mon adresse par l'abbé Fleury, vicaire à Fay-de-Bretagne, et qui était en rapports avec ma belle-mère, amie de Madame Mauras.  Ce jeune garçon fut par la suite d'un courage à toute épreuve.

 Je lui demande de me faire parvenir quatre ou cinq kilos de plastic que j'ai laissé, lors de mon départ, à la ferme de L'Enclose, chez les époux Testart, à Riaillé. Il me les apporte.

 Je cache ce plastic, sous un tas de foin, dans les dépendances de la gare avec la ferme intention d'en user sans tarder. Avec Jean Calvet et son frère, un jeune nommé Pinel, et quelques autres, je constitue une équipe de sabotage. C'est ainsi que nous ferons sauter le mois suivant, aux environs de Pontchâteau, un ensemble de pylônes électriques.

 

Avril-Mai 1944.

 Par Lollichon et mes agents de liaison j'apprends que Jean-François a été arrêté à Rennes le 25 avril 1944 et qu'il est sans doute en route pour l'Allemagne. Il m'est également annoncé que le général Audibert, était, depuis janvier, parti se cacher dans le Morbihan. Il a été récemment arrêté en même temps que son épouse. L'un et l'autre sont partis pour les camps de déportation. Ligonday a, pour peu de temps, pris la place du vieux Général. Puis il a été arrêté à Rennes le 20 avril 1944.

 Bien que privé de tout contact avec les chefs nationaux et régionaux de l'Armée Secrète, je décide néanmoins de sortir du silence et de consacrer tout mon temps à la lutte entreprise.

 Je cesse donc mon travail à la scierie.

 A Nantes, grâce à Trani, la confection des cartes d’identité continue de fonctionner. Les cartes dûment timbrées et munies de cachets sont régulièrement déposées à la bijouterie de la rue d'Orléans. A quelques reprises Mme Le Mappian en prend livraison dans une minuscule valise de cuir jaune et me les apporte à Notre-Dame-des-Landes. Je les fais diffuser parmi les groupes avec lesquels je peux être en contact. Finalement la bijouterie sera suspectée par la gestapo et, un matin, Mme Le Mappian devra user de diverses ruses pour échapper à la filature d'un policier allemand.

 Des rapports qui me sont faits il résulte que les neuf groupes précédemment nommés représentent désormais un total de deux cent cinquante réfractaires. D'importantes sommes d'argent sont nécessaires pour entretenir ces hommes. Un certain matériel est également nécessaire. Je me mets donc à faire une quête qui, au bout de peu de temps, s'avère fructueuse.

 L'entrepreneur de scierie, Jean Guillard, de Notre-Darne-des-Landes, qui fut mon patron pendant quelques semaines, me remet sans hésiter la coquette somme de 150.000 francs. De Boutin, marchand de porcs à Blain, je reçois 100.000 francs. Je revois encore un certain Guillet de La Regrippière me tendre une liasse de 100.000 francs et me dire: « Tiens, prends ça, c'est pour la bonne cause ». J'ai donc recueilli pour mes groupes une somme globale de 350.000 francs. A tous les donateurs, je remets des quittances. J'ajoute que Boutin de Blain  et Jean Guillard de Notre-Dame-des-Landes me font cadeau, le premier d'une camionnette 202 à essence, et le second d'une 402 également à essence. Ces deux véhicules vont être à bref délai d'une grande utilité.

 Je consacre immédiatement une partie des fonds recueillis à l'achat de 600 litres d'essence, bien entendu au prix du marché noir. Le stock est dissimulé dans un champ, près de la laiterie Lollichon.

Quelques jours plus tard Ouisse de Pontchâteau arrive à la laiterie portant, dans sa camionnette, un second stock de carburant dont il se refuse à révéler l'origine. Je profite de sa présence pour lui remettre quelque argent en vue de l'achat, dans la région de Pontchâteau, de quelques porcs. Je lui demande de faire des conserves de pâté, de rillettes et autres produits. Le charcutier de Pontchâteau fait le travail et le stock de boîtes est apporté par Ouisse à la laiterie.

 J'achète une certaine quantité de blé et je prie le minotier Lebec de le stocker provisoirement dans les dépendances de son établissement au village de Veau, en Nort-sur-Erdre. Il est convenu que la farine sera livrée aux groupes au fur et à mesure de leurs besoins.

 Je charge le boucher Hauray de Nort-sur-Erdre d'acheter du gros bétail aux paysans de sa région. Il exécute sa mission et, avec mon accord, met les bêtes en pâturage aux alentours de Saffré, sans prévoir que le jour est proche où le maquis sera implanté à quelque distance.

 Enfin Lollichon et Ouisse sont allés, avec une camionnette, faire une ample provision de gamelles et de quarts, de chaussures et d'objets divers, au moyen que je leur ai remis. Désormais les hommes sont donc convenablement équipés et nourris. Malheureusement le problème des armes demeure angoissant.

 Je sais cependant qu'à la fin de février, pendant ma fuite, le groupe de La Maison Rouge a perçu trois mitraillettes, deux revolvers et à peu près un millier de balles dans des conditions que j'ai le devoir de préciser.

A l'époque Jean François revient à la Maison Rouge. Il réunit les réfractaires et leur annonce que des armes doivent être prises à Ancenis à vingt-cinq kilomètres de la ferme. Michel Guiriec alias Yannick - mon ancien agent de liaison - doit se tenir sur la place de l'Eglise .et remettre le paquet au commissionnaire. Jean François demande si quelqu'un est volontaire. Les jeunes gens qui ne sont pas encore aguerris gardent le silence. C'est alors que Pierre Martin intervient et s'adresse aux garçons: « Pour le premier coup, je vais donner l'exemple. La prochaine fois ce sera vous ».

 Le lendemain matin, dès six heures, Pierre Martin prend sa bicyclette. Il ajuste sur le porte-bagages une caisse d'outils appartenant naguère à Claude Gonord. Puis il pédale... Le rendez-vous a précédemment été pris avec Michel Guirriec pour huit heures, sous les marronniers de la place. Pierre Martin remplit sa caisse et met un revolver dans chacune de ses poches. Il ressent une secrète frayeur en traversant la place Francis-Robert. C'est la réquisition des chevaux et les Allemands sont nombreux. L'un d'entre eux assure la circulation et ouvre, sans difficulté, le passage à ce paisible paysan qui paraît, dans cette caisse, transporter des choses inoffensives. Quoi qu'il en soit Pierre Martin ne demande pas son reste...

 A l'arrivée, le tout est soigneusement caché dans la cave de la ferme.

 Chaque soir, durant cette époque, Deleuze qui n'est pas encore arrêté réunit tout le groupe et fait l'instruction des armes. Un soir, par mégarde, il fait partir une rafale de mitraillette - les trous percés par les balles se voient aujourd'hui encore sur la porte du cellier. Un habitant de Nort-sur-Erdre a cru devoir aviser les gendarmes de ce que des coups de feu ont été tirés. Sur l'ordre du chef Le Meur, les gendarmes Pédron et Boiteau qui devinent ce qui s'est passé viennent à la Maison Rouge. Ils conseillent la prudence et rédigent un procès-verbal dont les termes sont mis au point avec Pierre Martin : celui-ci leur déclare que le vétérinaire est venu visiter une vache malade et que sa motocyclette a violemment pétaradé.

 Durant les derniers temps de mon séjour à Notre-Dame-des-Landes, j'ai eu contact avec le chef d'un réseau nantais de résistance, Fonteneau, membre de « Ceux de Libération-Vengeance ». II est venu voir Lollichon lequel nous a présentés l’un à l'autre. Nous avons bavardé pendant une demi-heure environ. II a été convenu que nous resterons en contact. Malheureusement mon activité commence par être très remarquée à Notre-Dame-des-Landes. Les gens bavardent. Mes allées et venues les intriguent. Ma femme et mes amis insistent pour que nous partions.

 II semble d'ailleurs qu'un membre de la gestapo soit, au début de juin, discrètement venu flairer l'air de Notre-Dame-des-Landes. Un individu vêtu en civil et parlant avec un fort accent allemand s'est présenté dans l'unique restaurant du village, a demandé qu'on lui serve à déjeuner. Mme Le Mappian qui, ce jour-là, est de passage à Notre-Dame-des-Landes a pris prétexte du petit nombre de tables meublant la salle de l'auberge pour être mise aux côtés de ce personnage. En vain, elle a tenté d'engager l'entretien. L'homme s'est comporté comme un ours, mais n'a cessé, en mangeant, d'observer les allées venues. Lorsque Mme Le Mappian a quitté le restaurant, l’étrange client a posé, à la tenancière, diverses questions à son sujet.

 La tenancière est formelle: il s'agit bien d'un policier allemand. Cela nous confirme dans notre intention de quitter les lieux.

 

3 Juin 1944.

 Dans la soirée, munis d'un mince bagage, nous partons de cette commune dont tous les habitants se sont montrés, à notre égard, d'une grande bonté. François nous prend dans la voiture de la laiterie et nous conduit à Blain, à douze kilomètres de Notre-Dame-des-Landes. Nous nous présentons chez l'un des membres du groupe clandestin de cette localité, Marcel Olivier, qui tient à la fois un café et un atelier de cycles. Il nous accueille à bras ouverts et nous donne asile dans sa propre habitation.

 

5 Juin 1944.

 La gestapo a fait irruption à Notre-Dame-des-Landes. Elle recherche, dit-elle, « Yacco et ses amis». L'incursion a été brève. Lollichon qui continue tranquillement de fabriquer son beurre n'a pas été arrêté.

 Deux artisans du bourg se sont, le soir même, postés sur la route pour inviter ceux des Nantais considérés comme mes amis à rebrousser chemin. C'est ainsi qu'ils voient venir Me Le Mappian et son épouse qui, en raison de la disparition de tout moyen de transport, effectuent à pied le parcours. Ils leur représentent que la gestapo peut revenir et qu'il est imprudent d'aller plus loin. Mon ami Le Mappian refuse de faire demi-tour n'ayant guère envie de parcourir une nouvelle fois, mais à rebours, une distance de vingt-cinq kilomètres. Il est vrai que, dans les jours qui suivront, l'avocat et sa femme jugeront prudent de filer vers l'Auvergne.

 Ce même jour, ou peut-être la veille, Ouisse se présente chez Marcel Olivier accompagné d'un homme que je ne connais pas: il s'agit d'un certain Auger qui se dit capitaine d'active, actuellement ingénieur aux Chantiers de Saint-Nazaire.

 En amenant cet inconnu Ouisse se conforme à une consigne que je lui ai précédemment donnée. Je l'ai, en effet, quelque temps plus tôt, prié de recruter des officiers de réserve ou d'active en vue d'encadrer le rassemblement de groupes que je projette. La conversation a lieu dans la salle à manger d'Olivier. J'expose la nécessité de réunir en un seul corps les hommes dispersés. Puis nous parlons du problème des cadres. Auger semble particulièrement intéressé, mais je suis choqué de ce qu'au cours de l'entretien il se fait fort de pouvoir, immédiatement et par l'intermédiaire d'un Allemand, nous procurer une mitraillette. Je l'interromps vivement en lui demandant de bien vouloir ne pas s'occuper des armes.

 Je n'aurai plus l'occasion de le revoir du moins tant que durera le combat clandestin.

 

6 Juin 1944.

 Avec une indicible joie j'apprends le débarquement des Alliés sur la côte normande. L’heure est donc venue, pour toutes les armées secrètes de France, de se dresser pour harceler l’occupant et paralyser sa défense. Je pense alors à mes jeunes gens dispersés dans les fermes. Vais-je pouvoir enfin leur donner les moyens de combattre ?

 Le soir de cet inoubliable jour, Olivier m'annonce que la gestapo qui n'a rien trouvé à Notre-Dame-des-Landes effectue des recherches dans le bourg de Blain. Décidément ces chiens galeux me suivent à la trace !

 Olivier nous fait fuir, ma femme et moi, par sa cave; nous traversons son jardin et nous gagnons la campagne. Nous nous installons dans un pré à deux cents mètres du bourg. Le temps est beau. Nous pourrons dormir à la belle étoile.

 

7 Juin 1944.

 C'est aujourd'hui que la B.B.C. lance le message attendu: « le canal de Suez est en feu ». Ce message ordonne la mobilisation des Forces Françaises de l'Intérieur. Malheureusement mes tribulations actuelles m'empêchent de l'entendre.

 Vers quatre heures du matin un orage éclate. Nous sommes trempés. Olivier qui présume que nous ne sommes pas loin vient à notre recherche. Il nous annonce que la gestapo est partie et nous ramène à sa maison.

 Nous décidons alors de quitter Blain, car il n'est pas exclu que la gestapo revienne. Je choisis de me rendre à Treffieux où une vieille dame, mère d'un vétérinaire, nous donne l'hospitalité pour quelques jours. Afin de détourner les soupçons, je me fais passer pour étant moi-même un vétérinaire replié de Nantes.

  

9 Juin 1944.

 André Maurras est au courant de mes déplacements successifs et de mon arrivée à Treffieux. C'est dans ces conditions qu'il vient, envoyé par Rainteau, m'annoncer une grande nouvelle. Depuis trois jours, dans les landes du Morbihan, à proximité du bourg de Saint-Marcel, un important maquis est constitué. Les renseignements qui me sont donnés ne sont que fragmentaires. Je sais seulement qu'au début de la nuit du 5 au 6 juin, des hommes ont été parachutés en grand nombre. Les groupes depuis longtemps formés dans le département les ont rejoints. La concentration qui représente plus de quatre mille hommes est pourvue d'un armement et d'un matériel abondants. Je devine que cette opération n’a d'autre but que de contribuer au succès du débarquement allié.

 Je ronge mon frein. Exécutant les ordres donnés, j'ai réuni, en groupes dispersés, plus de deux cent cinquante hommes. Ces garçons qui, pour la plupart, n'avaient hier d'autre but que de se dissimuler, sont, depuis l'annonce du débarquement, possédés d'un désir fébrile de combattre. Il importe donc de les rassembler et de les armer.

 Je prends alors la décision de me rendre à Saint-Marcel solliciter des ordres et de l'aide.

 Auparavant je reconduis ma femme à Riaillé, à la ferme de L'Enclos. J'ai la certitude qu'à cet endroit elle sera en sécurité. Les époux Testard et le gendarme Rainteau veilleront sur elle. Au surplus, elle se retrouvera près de sa fille et de sa mère. Tout cela me semble une sage précaution car j'ai la conviction qu'en partant pour Saint-Marcel je m'engage dans une voie qui risque de me conduire fort loin.

 

11-12-13 Juin 1944.

 Le 11 juin, Fonteneau, sur les indications de Lollichon, est venu me rejoindre à Treffieux. Il me répète qu'il n'a plus aucun contact et qu'il désire à tout prix retrouver un groupe au sein duquel il pourra combattre. Je l'informe de mon intention de partir le lendemain pour Saint-Marcel. Il me demande l'autorisation de m'accompagner.

 Nous partons, le 12, vers quatorze heures, dans la voiture 402.

 Il est environ seize heures trente quand nous arrivons au village de Saint-Mathurin, à une dizaine de kilomètres du maquis. L'impression que nous donne cette agglomération est enthousiasmante. Nous constatons que toute la région est sous le contrôle des Forces Françaises de l'Intérieur.

 Nous entrons dans un café pour nous désaltérer et deman­der quelques renseignements. Pendant que nous parlons au débitant surgit un groupe de maquisards, mitraillette au point. Ils nous demandent qui nous sommes et où nous allons. Je me présente: « Départemental maquis de Loire-Inférieure ». Sans nous demander plus d'explications, ils nous passent les menottes, nous font remonter dans la 402 et nous conduisent vers le camp à travers les landes et les bois de pins.

 Le spectacle est extraordinaire: des centaines d'hommes en armes portant, en guise d'uniforme, un brassard au bras des véhicules, un service sanitaire, le drapeau tricolore flottant au vent.

 On nous conduit dans une sorte de porcherie vraisemblablement destinée à servir de prison. Au cours de la soirée, la soupe nous est apportée et nous passons la nuit dans ce réduit. Bien entendu,

cette mesure de précaution prise à notre égard ne m'irrite pas. Par contre mon camarade Fonteneau, est, lui, littéralement furieux.

 Le lendemain à l'aube on me fait sortir seul et je suis conduit au P. C. - deux hommes me reçoivent et se présentent : l'un est le commandant WILLK, dit Olivier, l'autre le commandant BARTHÉLÉMY, dit Barat, tous les deux sont des D.M.R. (Délégués Militaires Régionaux). Ils s'excusent de m'avoir pendant quelques heures, traité en suspect, mais me représentent, que, d'une part, la sécurité du camp l'a exigé et que, d'autre part, celui qui m'accompagne est, pour des motifs qui me sont mal précisés, regardé d'un mauvais œil. Je prends alors la défense de Fonteneau, précisant qu'il s'agit d'un vrai résistant. Puis ils me demandent les raisons de ma visite. Je réponds que je suis en Loire-Inférieure responsable de deux cent cinquante hommes et que je suis venu chercher du secours et des instructions. Après une brève réflexion, ils me répondent qu'ils se rendront le lendemain en Loire-Inférieure afin de contrôler mes dires et de prendre, le cas échéant, les mesures nécessaires. Ils me prient de fixer le lieu du rendez-vous. Je leur demande alors de se trouver à seize heures à Héric chez le garagiste Rouquier.

 Je passe encore quelques heures au camp.

J'apprends, dans leurs grandes lignes, les péripéties de la formation de ce rassemblement appelé à devenir célèbre. Je sais désormais comment, dans la nuit du 5 au 6 juin, le lieutenant Marienne et ses hommes ont été parachutés sur la lande, bientôt suivis du lieutenant Deplante, puis du colonel Bourgoin, dit le Manchot. Tout un bataillon est ainsi descendu du ciel. L'alerte est alors donnée à travers l'ensemble du département. De partout les recrues affluent. Chaque nuit la R.A.F. jette sur le terrain des tonnes d'armes, des équipements des jeeps.

A u cours de l'après-midi je rencontre pour la première fois Philippe Ragueneau, alias capitaine Philippe Erard.

 Celui-là est devenu, par la suite, un ami très cher.

 Il a alors vingt-six ans. Il est Saint-Cyrien. Dès 1940 il a créé « la guerre secrète », l'un des premiers réseaux clandestins. Durant les deux années qui suivent il participe à la constitution des « Mouvements Unis de Résistance ». A Lyon la police de Vichy l'arrête. Libéré au bout de trois mois, il file vers l'Algérie. Là il se mêle au coup d'Etat qui permet aux Alliés le débarquement du 8 novembre. On le trouve ensuite en Tunisie où il fait partie d'une vingtaine de missions de sabotage. Au sein de la division Kœnig n effectue la campagne de Libye. Puis le voici en Angleterre engagé dans une unité de parachutistes. Sept fois il saute sur le sol français. La dernière fois il atterrit ici, à Saint-Marcel.

 Il est à la fois flegmatique, cultivé, spirituel, enthousiaste, souriant. Il parle peu, fume la pipe, use souvent d'une prudence de félin et parfois d'une extraordinaire audace.

 J'ai tant admiré ce futur compagnon de la Libération que c'est à lui que je demanderai, vingt ans après les faits relatés en ce journal, d'épingler sur ma poitrine une croix de la Légion d'Honneur qui - soit dit en passant n'est pas seulement mienne, mais appartient à tous les maquisards vivants et morts du camp de Saffré.

 Vers dix-sept heures je quitte Saint-Marcel et Fonteneau y demeure. Je rentre donc seul au volant de la 402: Je m'arrête à la Maison Rouge où je passe la nuit et le début de la journée suivante.

 

14 Juin 1944.

 A quinze heures trente je suis chez Rouquier, garagiste à Héric.

 Rouquier a dépassé la cinquantaine. Il est modeste, souriant, débonnaire. C'est un ancien de 1914-1918; il a au cours de cette guerre, obtenu plusieurs citations et décorations. Son dévouement et sa discrétion sont tels que les services les plus délicats peuvent lui être demandés. C'est le motif pour lequel j'ai la veille pensé à lui pour le rendez-vous avec les D.M.R.

 Lors de mon arrivée il s'affaire dans son atelier autour d’une vieille guimbarde. J'annonce l’objet de ma visite. Son épouse et lui acceptent joyeusement de nous donner l'hospitalité et mettent leur salle à manger à notre disposition. Il est seize heures précises lorsque Willk et Barthélémy arrivent.

 Suivant une suggestion que je leur ai faite au cours de l'entretien de la veille, ils se sont d'abord dirigés, vers Notre-Dame-des-Landes. Ils ont, chez Lollichon, laissé leur voiture - une voiture volée à la gestapo _ ainsi que les deux hommes en armes qui les accompagnent et sont venus à Héric dans un camion de la laiterie.

 Quelques instants après eux, arrive un homme que je ne connais pas. Il se présente comme étant le colonel, Kinley. Depuis que Dariès a été arrêté, il est départemental A.S. Il a trente-cinq ans et vient du Vercors. Nous nous serrons la main avec joie.

 Nous sommes donc quatre dans la salle à manger de Rouquier. Nous conversons pendant environ quatre heures. L'accord se fait sur la nécessité de rassembler immédiatement les groupes dispersés. Il est entendu que le lendemain 15 juin à sept heures tous les hommes, sauf ceux de Rougé et

 Châteaubriant, seront passés en revue à la Maison Rouge par Willk et Barthélémy. C'est à l'issue de cette entrevue que je reçois le titre de commandant organisateur du maquis en formation. Nous nous séparons vers vingt heures.

 Il me faut maintenant sonner l'alerte afin que le plus grand nombre d'hommes possible soit le lendemain matin à la Maison Rouge.

 Je m'engouffre dans la 402 «: Je passe par Notre-Dame-des-Landes avertir Lollichon; puis je fonce sur Fay où je rencontre Lucien Corgnet; peu de temps après j'alerte à Blain le gendarme Marionneau. A dix-neuf heures je suis à la Maison Rouge. Je trouve là André Mauras et Maurice Dauvé, je charge le premier d'aviser les groupes de Riaillé et de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, le second ceux de Joué et de Nort.

 Le groupe de Rougé qui est le plus important et qui stationne dans la forêt de Teillay n'est pas convoqué à la Maison Rouge. Je dépêche le jeune Loisel afin d’enjoindre à Georges Laurent de rassembler ses hommes le lendemain à onze heures en un point déterminé de la forêt afin qu'ils soient eux aussi passés en revue.

 

15 Juin 1944.

 Je n'ai pas dormi de la nuit. Les uns après les autres les hommes parviennent à la Maison Rouge. Tous ont fait la route à pied. Je les accueille. Ils ignorent encore que je suis leur chef. Lollichon se présente, avant la levée du jour, au volant d'une camionnette chargée de plusieurs dizaines de kilos de beurre.

A sept heures du matin quatre-vingt-dix-sept garçons sont alignés au garde-à-vous dans .la cour. Ils ne peuvent présenter que les quelques armes que nous possédons: les trois mitraillettes que Pierre Martin est allé chercher à Ancenis, les deux fusils mitrailleurs et les trois mousquetons.

 Willk et Barthélémy qui ont couché en un lieu que j'ignore arrivent accompagnés du lieutenant Hervé des .F.F.L. parachuté dans la région de Pontivy, un rouquin qui porte un peu moins de trente ans. Kinley n'est pas venu la veille, en rentrant d'Héric, il aurait été victime d'un accident de motocyclette.

 Le visage des garçons respire la joie. La mise au garde-à-vous, la présentation des rarissimes armes, les ordres donnés, la présence de ces hommes qui, en tenue de parachutistes, les passent en revue, en un mot tous ces rites militaires, leur font comprendre qu'ils ne sont plus des réfractaires planqués, mais des soldats destinés à mener un combat d'hommes libres.

 Willk leur parle. Je leur dit qu'il vient de Londres et leur décrit de maquis de Saint-Marcel. Il leur expose les raisons de leur rassemblement. Me désignant, il leur déclare: « Votre chef est Yacco. C'est lui qui, sans que vous le sachiez, vous a groupés. Aujourd'hui il prend sa place ».

 Vers huit heures trente, Willk, Barthélémy et moi tenons un conseil de guerre dans la maison de Pierre Martin. Nous sommes unanimes pour considérer qu'il est impossible d'établir le maquis à la Maison Rouge : le lieu n'est pas suffisamment isolé. Nous consultons alors les cartes. C'est alors que Willk m'informe que Londres a déterminé un terrain de parachutage au lieu-dit Le Gouvalous, en bordure de la forêt de Saffré. C'est, me dit-il, à proximité de ce terrain que les hommes doivent être rassemblés. Pendant que nous parlons les garçons continuent d'arriver à la Maison Rouge. Ils sont  maintenant au nombre de cent quatorze. Pierre Martin, en vue de les nourrir, a spontanément décidé de tuer un veau. Il fournit le vin et le pain. Jamais il n'acceptera d'être rémunéré.

 Vers dix heures, je prends Willk, Barthélémy et Hervé dans la 402 et nous nous dirigeons vers Saffré.

 Willk et Barthélémy me précisent en cours de route que selon les directives de Londres la création d'un maquis à Saffré s'inscrit, comme celle de Saint-Marcel, dans un vaste plan stratégique : Saffré est spécialement destiné à recevoir des arrivages de divisions aéroportées en vue de la constitution d'un deuxième front qui doit, dans un but de diversion, être créé sur la côte Atlantique.

 Parvenus à destination nous procédons à une reconnaissance rapide du lieu où doit être créé le maquis.

 La forêt de Saffré s'étend sur environ cinq cents hectares. Elle forme une sorte de triangle dont l'angle supérieur est dirigé vers le nord. Son côté ouest est limité par la route de Nort-sur-Erdre à Abbaretz, son côté est par celle de Saffré à Joué. Sur sa lisière ouest, au long de la route de Nort à Abbaretz, se trouve la propriété de L'Etang-Neuf. C'est une bâtisse construite vers 1890 qui comporte deux étages outre un certain nombre de dépendances: étables, granges et hangars. Le garde de la forêt, M. Pierre Aubry, y vit avec sa mère et son épouse. Au Sud. Est, à quelques centaines de mètres de la ligne ferroviaire de Nantes à Châteaubriant, en dehors de la forêt, sur un léger plateau est bâti le hameau du Pas-du.Houx composé de deux fermes respectivement tenues par les familles Fournis et Doucet. Au Sud, à un kilomètre du Pas-du-Houx est la ferme des Brées. Enfin, plus au Sud encore, au-delà de vastes herbages et de terrains incultes, s'étend le domaine des Gouvalous.

Il est immédiatement décidé d'établir le poste de commandement à la ferme des Brées, plus dissimulée dans la forêt, et, comme telle, moins exposée que celle du Pas-du-Houx ou des Gouvalous. Cette ferme est tenue par les époux Chevau, l'un et l'autre âgés d'un peu plus de quarante ans. Ils ont cinq enfants, trois d'entre eux âgés de treize, onze et six ans vivent à la ferme. Pour l'instant nous n'annonçons pas à ces braves gens ce que leur maison est destinée à devenir dans les heures proches.

 Cette reconnaissance achevée, l'ordre est donné à Hervé de retourner immédiatement à la Maison Rouge et d'effectuer au cours de la nuit le transfert des hommes vers la forêt de Saffré.

 Nous nous dirigeons alors vers Rougé où Georges Laurent, averti depuis la veille, est venu à notre rencontre. Nous le prenons dans la 402 et nous arrivons en forêt de Teillay où cent dix-sept hommes, c'est-à-dire les groupes rassemblés de Rougé et de Châteaubriant, nous attendent. Il est alors un peu plus de midi et nous partageons leur repas. Ils reçoivent instruction de demeurer pour l'instant dans la forêt de Teillay. C'est seulement en cas de nécessité que je devrai les faire venir à Saffré.

 Le repas achevé nous rejoignons la Maison Rouge. Je conduis ensuite Willk et Barat à la laiterie de Notre-Dame-des-Landes où ils doivent reprendre leur voiture en vue de regagner Saint-Marcel.

 Au cours de notre rapide passage à la Maison Rouge j'ai appris par un agent de liaison que cinq aviateurs, trois Anglais et deux Canadiens, sont tombés près de Saint-Etienne-de-Montluc et qu'ils ont été cachés par des cultivateurs. Avant de parvenir à Notre-Dame-des-Landes, j'en informe Willk et Bartélémy. Ceux-ci me déclarent qu'ils sont prêts à recueillir à Saint-Marcel ces cinq militaires alliés. Ils me demandent d'aIler prendre ceux-ci dans les fermes où ils se trouvent et de les conduire  le lendemain, 16 juin, à Saint-Marcel. Il est environ 16 heures lorsque je dépose mes deux compagnons chez Lollichon.

 Aussitôt après, je reprends la route de la Maison Rouge.

 

Nuit du 15-16 Juin 1944.

 Les maquisards par groupes dispersés parcourent à pied, à travers champs, les quinze kilomètres qui séparent la Maison Rouge de la Forêt de Saffré.

 Alors que je surveille leur départ les opérations d'installation se font sous l'autorité de trois chefs que j'ai précédemment désignés et qui vont jouer un rôle important : Maurice Guimbal, Pierre Marionneau et Constant Aubry. Trois hommes de grande valeur dont je tiens à tracer le portrait en quelques lignes.

 Bien qu'il soit déjà âgé d'une cinquantaine d'années, Maurice Guimbal, alias capitaine Maurice, n'a pas hésité à embrasser la rude vie du réfractaire. Il est sous-lieutenant de réserve et sera bientôt nommé capitaine F.F.I. Il exerce théoriquement le métier de contrôleur à l'Office des céréales, mais le préfet ne va pas tarder à le révoquer pour absence injustifiée. Je le connais depuis à peine un mois: l'un de mes agents de liaison me l'a présenté à Nort-sur-Erdre. J'ai pu, durant ce bref laps de temps, apprécier son tempérament. Volontiers il crie et s'emporte, mais il jouit près des hommes d'une très forte autorité qui est la conséquence de sa force de caractère et de sa bonté. Son fils, l'aspirant Hubert Guimbal, l'a suivi et est parmi nous.

 Pierre Marionneau est gendarme à Blain. Il a environ trente-cinq ans. Son pseudonyme est Pierrot. C'est Lollichon qui me l'a fait connaître. Il a quitté sa brigade. Muni du brevet de chef de section, il .va lui aussi être nommé capitaine. J'admire profondément sa probité, son courage, son patriotisme.

Constant Aubry, âgé de quarante ans, est un adjudant chef, instructeur au Prytanée de La Flèche. Il est en congé d'armistice. Replié à Nort-sur-Erdre, il faisait partie du groupe de cette localité. C'est à la Maison Rouge que je l'ai rencontré pour la première fois, mais je le connaissais, déjà de réputation et je savais son amour du pays. Il est le frère de Pierre Aubry, garde de la forêt. Il a souvent séjourné à L'Etang-Neuf. Il connaît, en conséquence, parfaitement la région.

 

16 Juin 1944.

 C'est à la pointe du jour que j'arrive aux Brées. Je réunis alors mes trois camarades. Nous considérons que, par la force des choses, il faut instituer une hiérarchie militaire. En conséquence, nous créons deux compagnies respectivement commandées par Marionneau et Aubry. Guimbal me secondera dans mon commandement.

 Nous convenons que le P. C. sera établi dans la ferme des Brées. Trente garçons vont loger dans ses dépendances. Les autres s'installent dans la forêt, sous des guitounes faites de branches de sapins ; on confectionne des portes au moyen de lianes tressées; à l'intérieur on dispose des lits de fougère. Par ailleurs, nous disposons plusieurs postes de sécurité aux alentours de la ferme. L'un est au milieu de la forêt au carrefour du wagon ainsi appelé en raison d'un wagon réformé venu on ne sait comment échouer là. C'est de ce croisement que part le chemin charretier qui dessert notre ferme. Cinq autres postes sont installés en des points divers, deux au long du chemin qui conduit à la ferme des Brées, deux autres au bord de la ligne de chemin de fer, un dernier non loin de la ferme du Pas-du-Houx. Au surplus, nous disposons à l'entour du camp une ceinture de sentinelles. Enfin, çà et là, dans les arbres, nous plaçons des guetteurs. Lorsqu'on franchit la limite du camp on entend la sentinelle crier « Halte-là, qui vive ! ». L'on répond « maquis ».

 Les époux Chevau ont accepté notre installation avec résignation. Comme tous les paysans de cette région ils ont fait cause commune avec la Résistance.

 A leur arrivée dans la ferme Guimbal, Aubry et Marionneau leur ont fait part de nos intentions. Ils n'ont manifesté aucune amertume. Je les vois à mon tour et ils me disent qu'ils sont prêts à nous aider.  Le problème de l'approvisionnement et de la cuisine est facile à résoudre.

 On se souvient que j'ai, quelque temps plus tôt, acheté du blé que j'ai stocké à la minoterie Lebec de Nort-sur-Erdre. Un maquisard, nommé Linard, se rend donc en camionnette à cette minoterie et apporte aux Brées une certaine quantité de farine. Nous avons, parmi nos hommes, des boulangers parmi lesquels Jean Rigollet et Michel Cochery. Ils vont, dans le four de la ferme du Pas-du-Houx, nous cuire un excellent pain blanc. La question de la viande ne présente pas plus de difficulté. J'ai déjà dit que je me suis rendu acquéreur de plusieurs bêtes que le boucher Haulay de Nort-sur-Erdre, sur ma demande, a placé dans un pâturage de Saffré. J'ignorais, à l'époque, que le maquis serait venu s'établir ici. C'est donc très simple: nous avons trois bouchers qui ont, à portée de la main, les pièces à abattre.

 Le ravitaillement en vin ne pose pas davantage de problèmes puisque trois cultivateurs apprenant notre présence nous font chacun le don d'une barrique.

 J'ai demandé un volontaire pour la cuisine. Le vétéran du maquis s'est présenté. C'est celui que tout le monde appelle le père Leray. Il a une soixantaine d'années. Il est artisan à Nort-sur-Erdre. Un ardent désir de servir l'a poussé à quitter son atelier et à venir parmi nous. Il est assisté d'Hubert Morel, un cuisinier de métier.

J'annonce que je dois partir pour Saint-Marcel. En mon absence la sécurité du camp sera assurée par Guimbal assisté de Marionneau. Puis je demande à un agent de liaison de partir pour Saint-Etienne-de-Monluc. Je lui donne mission de s'adresser aux gendarmes et de déterminer avec eux l'endroit précis où je devrai prendre les cinq aviateurs tombés dans les jours précédents. Il est convenu que je ne partirai que lorsqu'il sera revenu.

 Le maquis tout entier grouille d'une vie intense. Le jus est distribué accompagné du pain blanc et du beurre de chez Lollichon. Sous la direction de Guimbal, de Marionneau et d'Aubry l'instruction commence au moyen des quelques armes apportées de la Maison Rouge. La discipline est impeccable.

 En fin de matinée l'agent de liaison est de retour de Saint-Etienne-de-Montluc. Il a vu les gendarmes. Ceux-ci lui ont assuré qu'à quatorze heures précises les cinq aviateurs alliés se trouveront sur la route de Saint-Etienne au Temple, à la hauteur d'une borne kilométrique, dont le numéro est donné. Ils seront accompagnés d'un gendarme en civil auquel a été indiqué l'immatriculation de notre camionnette 202

C'est durant cette même matinée que deux inconnus se présentent au maquis et demandent à me voir. Il s'agit de La Bourdonnais, dit Norbert, et de Jean-Pierre Dautel. Ils me disent venir de Saint-Marcel. L'un et l'autre sont âgés de vingt-trois ou vingt-quatre ans. Norbert est étudiant; c'est un spécialiste des parachutages et c'est le motif pour lequel on nous l’envoie. Dautel, lui, est un musicien; titulaire du Prix de Rome il deviendra plus tard, directeur du Conservatoire de Caen. Pour l'instant sa mission est d'assurer les liaisons entre Saint-Marcel et Saffré, c'est-à-dire entre les D.M.R. et nous.

 Vers 12 h. 30 je quitte Saffré au volant de la camionnette. J'ai décidé d'emmener Norbert et Dautel. A 13 h. 45, nous stationnons sur la route de Saint-Etienne au Temple face à la borne convenue. En attendant nous grillons des cigarettes l'heure fixée, un premier civil sort d'un champ suivi de cinq autres qu'il fait, sans paroles inutiles, monter dans la camionnette. Après un échange de poignées de main nous partons. Norbert est assis à côté de moi. Dans le fourgon ont pris place Dautel et les cinq aviateurs alliés.

 Après un parcours effectué sans incident, nous parvenons à Saint-Marcel.

 Je retrouve Willk et Barthélémy. Je leur demande s'ils sont prêts à me remettre les armes nécessaires. Ils me répondent qu'ils vont immédiatement transmettre ma requête au colonel Bourgoin et ils me conduisent à lui. C'est la première fois que je me trouve en présence du chef du bataillon du ciel, celui qui se nomme « le Manchot » et dont les Allemands sont prêts à acquérir la tête pour le prix de cinq millions. N'y parvenant pas ils feront arrêter tous les manchots du Morbihan, y compris, dit-on, un vieillard de soixante-quinze ans! En même temps, je rencontre Chenailler, dit colonel Maurice, c'est un capitaine de frégate en retraite qui, après avoir dirigé dans le Morbihan le réseau Action, a,  après la tombée du bataillon du ciel, lancé l'ordre de mobilisation et rassemblé, à Saint-Marcel, les groupes du département, soit environ trois mille hommes.

 J'apprends avec joie la décision ; une tonne d'armes est donnée à Saffré, je transporterai demain la livraison. Je passe la nuit au maquis de Saint-Marcel.

 

17 Juin 1944.

 Dans le courant de la matinée, la tonne d'armes et de munitions est chargée dans ma camionnette. Il est convenu que Dautel et Norbert rentrent avec moi à Saffré accompagnant la dangereuse cargaison.

 Par ailleurs, Willk, Barthélémy, Philippe Ragueneau, Paul Cyr et le sous-lieutenant radio, Christian Lejeune, vont quitter Saint-Marcel et se rendre à Saffré afin de constituer, pour la Loire-Inférieure, le groupe des délégués militaires régionaux (D.M.R.). Bien entendu, il n'est pas question de les transporter aujourd'hui, la camionnette étant bourrée de caisses d'armes. Il est convenu que le 21 juin, j'enverrai Dautel les prendre avec le même véhicule. Il les attendra à10 heures du matin dans l'église de Pleucadec, à huit kilomètres du camp.

 Au moment de partir, vers 16 heures, nous apprenons que les Allemands ont interdit, sur les routes du Morbihan, la circulation de tout véhicule civil. Cependant, Bourgoin me dit qu'il est préférable de partir en plein milieu de l'après-midi : on peut, en effet, espérer que les Allemands n'effectuent pas de contrôle à cette heure étant fondés à admettre qu'aucun civil ne bravera, en plein jour, leur interdiction.

Nous avons cependant conscience de notre folle témérité. J'entends encore le dernier propos que m'adresse le manchot : « Adieu Yacco, on se reverra au ciel ! ».

 Or le ciel nous a tenus sous sa garde. Nous avons emprunté les petites routes et n'avons trouvé, jusqu'à la sortie du Morbihan, aucun barrage allemand. Les choses se sont, il est vrai, compliquées après que nous avons eu franchi la limite de ce département. Nous empruntons alors, avant de rentrer en Loire-Inférieure, une partie avancée du département d'Ille-et-Vilaine. Nous avons passé le canal de l'Ouest et nous approchons de la Vilaine qui franchit un pont au bout duquel se trouve le passage à niveau voisin de la gare de Beslé. Nous savons que ce passage à niveau est parfois militairement gardé. Je décide donc d'arrêter la camionnette dans un pré bordant la route, sous des arbres. Dautel reste dans le fourgon. Norbert et moi nous descendons et allons en reconnaissance. Or parvenus à quelque distance nous constatons que le passage est fermé et qu'il est effectivement gardé par trois gendarmes français et trois soldats de la Wehrmacht.

 Sous nos vestes fermées nous avons le revolver à la ceinture et, dans la poche droite du pantalon, nous portons chacun une grenade offensive. Dautel, demeuré dans le fourgon, tient deux mitraillettes prêtes à fonctionner. Suivi de Norbert je me dirige vers les gendarmes français qui stationnent cent mètres en deçà des trois Allemands. Le brigadier vient à notre rencontre. C'est alors que me vient la décision de tout risquer. Je regarde le militaire dans les yeux et je lui pose à brûle-pourpoint cette question: « Etes-vous Français ? ». « Vous le voyez bien» répond-t-il tranquillement.

 Alors je l'informe sans hésiter de notre cargaison: « Nous transportons mille kilos d'armes en provenance de Saint-Marcel et destinées au maquis de Saffré ». Puis je lui montre, cachés sous ma veste, les deux revolvers que je porte à ma ceinture. Norbert lui montre également les siens.

« Vous pouvez, lui dis-je encore, venir constater que je dis la vérité ».

 Le brigadier ne dit pas un mot et nous accompagne jusqu'à la camionnette. Il voit les caisses. « Mettons nos montres à la même heure, dit-il. Dans cinq minutes exactement vous avancez la camionnette là le passage à niveau sera ouvert et vous filerez».

 Résolu à passer coûte que coûte, je lui déclare que nous sommes prêts, si cela est nécessaire, à faire feu sur les trois soldats ennemis : « Dans ce cas, lui dis-je, acceptez-vous de fuir avec nous? ».

 Sans hésiter le brigadier me répond: « D'accord ». Puis il s'éloigne. Le cœur serré nous attendons.

 Les gendarmes parlent entre eux, puis s'approchent des Allemands avec lesquels ils engagent une conversation. Le passage à niveau s'ouvre. L'entretien continue semblant porter sur le beau temps et la pluie. Les cinq minutes passent et je remets le véhicule en marche. Au moment où nous franchissons la voie les six hommes sont à droite de la route et nous regardent passer avec indifférence.

 Nous en avons été quitte pour une peur peu banale. Admirables gendarmes! Hommes de sang-froid, modestes mais prêts à tout risquer ! Vous pouvez aujourd'hui, vingt ans plus tard, au long des routes, me flanquer cent procès-verbaux pour les plus imaginaires des contraventions; je ne vous maudirai jamais ! Je n'ai jamais su le nom de ce brigadier qui nous a sauvés!

Par des chemins détournés, par le Gâvre et Puceul, évitant les villages où nous pourrions rencontrer des ennemis, nous sommes parvenus à la forêt de Saffré. Il est alors aux environs de dix-neuf heures.

 Notre arrivée est un triomphe. Les garçons exultent: enfin des armes ! Nous faisons l'inventaire: huit fusils mitrailleurs anglais, parmi lesquels deux ont été rendus défectueux au cours du parachutage: vingt mitraillettes; vingt fusils; trente-quatre grenades: des munitions, c'est évidemment insuffisant pour armer tout le monde, mais c'est déjà quelque chose.

 Sans attendre, des volontaires se mettent au dégraissage des armes. La nuit s'écoule dans l'enthousiasme; personne ne songe à dormir.

 Je dois préciser que lors de mon arrivée j'ai constaté aux Brées la présence de Philippe Glajean, dit « Philippe », second maître de la marine en congé d'armistice,retiré à Trentemoult près de Nantes: Il s'est, en mon absence, présenté à Marionneau, Guimbal et Aubry, se déclarant envoyé par le mouvement Libération Nord en vue de prendre le commandement militaire du camp. Je lui précise que dans les jours précédents les D.M.R. m'ont désigné commandant du maquis en formation. Il n'y aura néanmoins aucun conflit entre lui et moi.

 

18 Juin 1944.

 C'est dimanche. Deux prêtres sont parmi nous. L'un, l'abbé Ploquin, auquel j'ai fait allusion plus haut, est vicaire à Bouvron. Il a fait partie du groupe de résistance de cette commune. Lorsque la formation du maquis a été décidée il a quitté sa paroisse et est venu nous apporter son assistance permanente.

 L'autre est l'abbé Fréhel, curé de Notre-Dame-des-Langueurs, paroisse la plus proche de la forêt de Saffré. Aussitôt qu'il a su notre présence, ce pasteur conscient de ses devoirs est venu nous visiter. Il n'y a pas la possibilité de célébrer la Messe. Cependant les deux prêtres réunissent autour d'eux tous les hommes qui le désirent et une prière est récitée en commun. Les incroyants sont, parmi nous, une minorité. En fait, tout le camp est là, priant avec toute l'Eglise, uni à toutes les messes qui, ce dimanche se célèbrent il travers le monde entier. Nous avons tous plus ou moins conscience de nous offrir pour une cause qui dépasse nos personnes.

 Notre vie commune continue de s'organiser. Un coiffeur s'est manifesté en la personne d'Albert Chauvin qui, en même temps, s'emploie à la boulangerie du camp. Il coupe les cheveux, rase les barbes, taille les colliers. Le secours d'un médecin est apparu nécessaire. Le capitaine Aubry qui connaît bien les gens de la région a sollicité le Dr Tardiveau, un médecin de Nantes, replié à Nort-sur-Erdre, dans une propriété appartenant à sa famille. Ce praticien d'une, trentaine d'années joint à son ardent patriotisme une très haute conception de son métier. A trois ou quatre reprises, il prodigue ses soins à des malades. L'une de ses visites a eu pour objet de soigner un garçon blessé à l'avant bras gauche, au cours d'une manipulation, par une balle de pistolet. Il a été admirable, remontant par ses paroles le moral des hommes et, malgré les risques, venant spontanément au camp afin de savoir si on avait besoin de lui.

 Nous voyons arriver une nouvelle recrue: un garçon venu d'on ne sait où, une espèce de clochard, affreusement sale et apparemment assez peu doué. Il déteste les Boches et c'est le motif pour lequel, dit-il, il vient chez nous. Pourquoi ne pas l'accueillir ? Il serait d'ailleurs imprudent de le renvoyer. Pour un motif que j'ignore il est immédiatement surnommé Patinette et un groupe de maquisards se met en devoir de lui faire sa toilette dans une mare à grenouilles voisine de la ferme. Il en sort presque aussi sale qu'il y est entré. Mais il est littéralement transfiguré après être passé entre les mains du perruquier Albert Chauvin.

 A la tombée de la nuit, des garçons se mettent à danser au son de l'accordéon. Les animateurs de la soirée sont les frères Templé, originaires de La Meilleraye. Naguère ils jouaient l'un et l'autre de l'accordéon dans les bals du dimanche. Ils sont alors possédés par la joie de vivre. Ils ignorent qu'ils devront mourir quelques semaines plus tard. L'un d'eux que les Allemands laisseront vivre sera assassiné par les Miliciens.

 

19 et 20 Juin 1944.

 Dès l'aube les hommes se livrent à l'éducation physique, suivent l'école du soldat et s'entraînent au combat. Aucun incident important ne marque ces deux journées, sauf un orage qui, le lundi 19, va rendre les guitounes inha­bitables et obliger tout le monde à s'entasser tant bien que mal dans les locaux de la ferme.

 Je dois cependant préciser que, durant la matinée du 20 juin, un agent de liaison m'informe qu'un lieutenant d'active nommé Dariés a réussi, avec la complicité courageuse de Gillet, gardien chef de la prison de Nantes, à s'évader du quartier allemand où il était détenu. Il s'est rendu chez :Maurice Gautier, propriétaire des Cars Verts de Couëron, lequel l'a conduit à Barbechat et me fait demander d'aller l'y chercher. Je prends donc immédiatement la voiture 402 et j'amène Darries à la forêt de Saffré. Il m'explique que le mouvement Libération l'avait, avant son arrestation, nommé Chef Départemental adjoint de l'Armée Secrète. C'est à ce titre qu'il a tenu à nous rejoindre.

 Depuis notre arrivée les hommes se sont livrés au travail essentiel consistant à préparer le terrain de parachutage qui, selon les plans, doit se situer entre la ferme des Gouvaloux et les premiers fourrés de la forêt.

 Ils se livrent à cette besogne avec enthousiasme car ils savent que le sort de notre futur combat dépend des arrivages d'armes. Ils ont travaillé jour et nuit. En trente-six heures ils ont abattu les arbres et les haies qui croissaient sur cette vaste surface constituée de landes et d'herbages; ils ont comblé les fossés. Le terrain est maintenu nu et nivelé: le parachutage peut arriver et les planeurs peuvent se poser, la .piste ayant une longueur de 1.800 mètres.

 

21 Juin 1944.

 Lors de mon dernier passage à Saint-Marcel, il a été convenu que c'est aujourd'hui que je dois envoyer Dautel prendre Willk, Barthélémy, Ragueneau, Cyr et Lejeune lesquels doivent être les D.M.R. de Loire-Inférieure.

 Dès sept heures du matin, Dautel et Marionneau s'apprêtent à partir dans la camionnette 202. Afin de faire le voyage aller avec le moins possible de difficultés ils décident de se déguiser en marchands de cochons. Ils enfilent des blouses. Puis Marionneau, afin de compléter la mise en scène, demande à la fermière des Brées de lui confier deux petits cochons « Ça nous servira, dit-il, de couverture». La brave femme comprend mal. « Si vous voulez, répond-t-elle, une couverture je peux vous en donner une; ça vous sera plus utile que mes cochons ». Ça nous a fait rigoler pendant un certain temps.

 Finalement dotés de deux cochonnets les deux hommes prennent la route avec mission d'attendre dans l'église de Pleucadec.

 C'est seulement en pénétrant dans ce village qu'ils prennent conscience de l'effrayante réalité. Les civils ont fui. Les portes des maisons sont ouvertes ou fracassées. Les Allemands, en grand nombre, s'agitent, gueulent, pillent, circulent à pied ou en camion, montent la garde. Le Maquis de Saint-Marcel a été attaqué trois jours plus tôt et la nouvelle n'est pas parvenue au fond de notre forêt !

 Une soldatesque menaçante entoure la .camionnette. Elle réclame les papiers, un officier demande aux deux hommes ce qu'ils ont là. « Vous voyez bien que nous sommes marchands de cochons, répond Marionneau ; nous ne savons pas ce qui se passe ici et nous allons voir nos clients ». La comédie a pris ! Il est vrai que les deux porcelets qui grognent dans le fourgon jouent leur rôle. Alors l'Allemand leur crie qu'il y a dans le secteur des terroristes et leur ordonne de rebrousser chemin. Ils reviennent à Saffré le cœur serré.

 Nous sommes consternés. Nous ignorons, bien entendu, les circonstances de l'attaque. Nous nous posons, avec angoisse, mille questions. Que sont devenus les hommes qui constituaient ce camp ? Quel a été le sort de nos D.M.R.

 Secrètement je me demande quel va être, en conséquence, notre propre destin.

 C'est alors qu'Hervé, qui ainsi que je l'ai déjà dit est lieutenant F.F.L. et a été parachuté vers Pontivy, propose la dissolution du maquis. Il va même jusqu'à s'arroger le droit de prononcer lui-même cette dissolution. En même temps que Marionneau et Guimbal, je proteste avec violence. Nous déclarons  que plus de cent hommes ont quitté leurs foyers ou leurs lieux de repli pour se rassembler ici afin de mener une action destinée à aider les Alliés et à harceler les arrières, allemands; les disperser à nouveau risquerait de livrer à l'ennemi la plupart d'entre eux et à exposer d'autres personnes ; les causes de leur disparition sont désormais connues : s'ils retournent aux lieux qu'ils ont quittés, leur arrestation est une certitude; en conséquence, la dissolution du maquis reviendrait à organiser ailleurs de nouveaux groupes clandestins, ce qui, en l'état actuel des choses, est absolument impossible.

 Alors que la discussion se poursuit âprement trois nouveaux venus apparaissent: le capitaine Le Cann en tenue militaire, Pierre Fraboul et François Macé ; tous viennent de La Chevalleraie. Ils assistent à l'échange de vue dont le ton est, il faut le dire, d'une certaine vivacité. Le Cann décide de se retirer. Fraboul et Macé demandent à demeurer parmi nous.

Quant aux hommes ils optent à une écrasante majorité pour le maintien du maquis. Ils ont, une fois pour toutes, chois. Où iraient-ils en cas de dissolution ? Une vingtaine seulement s'est éloignée le soir même pour revenir un ou deux jours plus tard.

 

22 Juin 1944.

 Durant la discussion de la veille, Dariès s'est rendu à La Meilleraye où selon ses dires, s'est constitué un état-major qui résiderait au Touillon, entre le bourg et l'abbaye, chez Marcel Ollivier, sportif nantais connu, ancien adjudant au 355° régiment d'artillerie.

 Or Darriès revient en déclarant que cet état-major désire voir se maintenir notre formation. Cette idée de poursuivre l'œuvre commencée est empreinte d'une telle sagesse que je ne recherche pas, en vertu de quoi cet état-major adresse des injonctions. Avec Marionneau, Guimbal et Aubry je déclare qu'il n'y a plus lieu de discuter. Hervé s'incline. Mais une question essentielle subsiste à mes yeux: Que sont devenus ceux qui viennent d'être nommés nos Délégués Militaires Départementaux et qui désormais ont seuls qualité pour nous transmettre les directives du gouvernement de la France Libre?

 Je décide alors d'envoyer une nouvelle fois Jean-Pierre Dautel vers le Morbihan. Je lui remets une somme de cinq mille francs et lui demande de retrouver coûte que coûte Willk, Barrat, Ragueneau, Cyr et Lejeune. Il part sur l'heure.

 Le brave Ouisse abandonne fréquemment le comptoir de sa quincaillerie de Pontchâteau pour venir, au moyen de sa camionnette, apporter du ravitaillement au maquis. Or au cours de son passage d'aujourd'hui il m'apporte une effrayante nouvelle. Huit personnes ont été, l'avant-veille, soit le 20 juin, arrêtées par la gestapo : Rouquier d'Héric et son épouse; le lieutenant Méaude, le commissaire PontaI, le garagiste Brochet et son gendre Sarlat, tous les quatre de Pontchâteau; Marcel Olivier de Blain et sa femme.

 Il me dit, en outre, qu'Auger, cet ingénieur des chantiers de Saint-Nazaire qu'il avait amené, le 5 juin dernier chez Ollivier de Blain a, lui aussi, été arrêté le 19 au soir ou le 20 au matin.

 On se souvient qu'au cours de cette conservation chez Olivier, Auger s'était fait fort de se procurer une mitraillette par l'intermédiaire d'un Allemand. Nous le lui avions interdit.

Or, d'après Ouisse, il a été arrêté alors qu'il se trouvait dans un camion qui le transportait de Saint-Nazaire à Pontchâteau. Il était précisément porteur d'une mitraillette qu'il avait vrai­semblablement l'intention de remettre, malgré les interdictions qui lui avaient été faites, à Méaude ou à Ouisse.

 L'arrestation des époux Rouquier me cause une peine profonde. Je saurai plus tard qu'ils ont été torturés et n'ont pas parlé. Lui est revenu. Elle est décédée à Ravensbruk. PontaI mourra également. Méaude, Brochet, Sarlat, les époux Olivier auront la chance d'échapper à la mort.

 

23 Juin 1944.

 Georges Laurent vient m'annoncer que son groupe, alors composé de cent dix-sept hommes, a été attaqué par les Allemands dans la soirée de la veille. Ce maquis spontanément formé n'avait pour se défendre que trois mousquetons, une mitraillette et deux ou trois revolvers. Il n'y a ni mort, ni prisonnier, ni blessé. Les hommes sont sains et saufs, dispersés par groupes de vingt dans la forêt de Teillay où les Allemands n'ont pas osé s'infiltrer.

 Je considère que l'unique solution est de faire venir au maquis de Saffré les garçons ainsi dispersés. Cela pose néanmoins une question : l'ordre donné par les D.M.R. de n'établir à Saffré qu'une compagnie de réception des parachutages demeure-t-il valable dans la conjoncture présente ? Je fais part de mon hésitation à Dariès lequel me demande de solliciter l'avis de l'état-major de La Meilleraye. Cet état-major partage mon point de vue : les hommes du Teillay doivent rejoindre la forêt de Saffré.

Je prescris donc à Georges Laurent de regrouper immédiatement ses hommes en vue de leur transport à Saffré. Dans la soirée, un premier transport est effectué dans un camion du minotier Lebec. Parmi ce premier arrivage se trouve le sous-lieutenant James Linard qui, avec Georges Laurent, a créé le camp de Teillay. Celui-là sera plus tard capitaine. Il sera durant les combats de la poche, cruellement blessé au visage en allant relever l'un de ses fusils mitrailleurs tombé devant les lignes. Il portera alors le glorieux surnom de «  gueule cassée ».

 

24 Juin 1944.

  Le même camion effectue, dans la matinée, le transport de la seconde moitié des maquisards de Georges Laurent.

 Désormais, dans la forêt de Saffré, autour de la ferme des Brées, environ trois cents hommes se trouvent rassemblés. Ce nombre ne cesse chaque jour de croître. Des garçons isolés viennent nous rejoindre. J'ai entendu l'un des arrivants me dire: «  le maquis est le seul territoire qui soit libre. C'est, le motif pour lequel je suis venu ». Ce jour-là nous recevons une importante recrue en la personne du lieutenant de réserve Desbois, alias «  Tracteur ». Il est, depuis environ un mois, parachuté en Loire-Inférieure. Des cultivateurs l'ont caché et il a pris contact avec Pierre Rialand lequel l'a conduit au maquis.

 En cette fête de la Saint-Jean d'été les garçons s'affairent dans le camp, non pour préparer le brasier traditionnel, mais en vue d'un autre feu qui ne va pas tarder à éclater. Ils poursuivent leur entraînement. L'instruction des maquisards de Teillay est défectueuse en raison du nombre  insuffisant d'armes dont ils disposent. Le gendarme Noblet les a pris en mains et leur bonne volonté est parfaite.

 Ce jour-là se produit un événement qui, je dois l'avouer, est regrettable, puisqu'il va, sans doute, contribuer à révéler aux Allemands, la présence, dans cette région, d'hommes armés.

 J'ai demandé à Lollichon chargé, comme on le sait, du ravitaillement de se rendre avec deux hommes dans les fermes environnantes en vue de l'approvisionnement. Lollichon désigne, pour l'accompagner, Morillon, pilote au port de Nantes, et Dumond. Ils prennent la voiture Peugeot 301 que Morillon a offert au maquis. Parvenus à huit ou neuf kilomètres au nord-est du camp, au carrefour de La Lirée formé par les routes départementales de Nort-sur-Erdre à Issé et de Joué à Abbaretz, le véhicule tombe en panne d'essence. Mes trois camarades se rendent alors à pied vers une maison amie située à quelque distance en vue de solliciter quelques litres de carburant. A leur retour, ils aperçoivent près de la voiture deux feldgendarmes. L'un d'entre eux fait fonctionner le klaxon. Lollichon et Morillon se cachent dans un champ, tandis que Dumond qui a emprunté une bicyclette dans une ferme des alentours vient au camp et m'informe du danger. Je crois bien faire en me dirigeant vers La Lirée, au volant de la 402, accompagné de Dumond et de quatre de mes maquisards. Nous sommes armés de mitraillettes. A quelque distance du carrefour nous croisons les deux Allemands montés sur leur engin. Je braque sur la gauche, les obligeant à stopper. Les Allemands aperçoivent nos mitraillettes. Abandonnant leur motocyclette, ils sautent la clôture du champ et s'enfuient.

 Sans avoir reçu d'ordre de ma part, l'un de mes garçons tire... J'ignore si les fuyards sont atteints.

Nous revenons au camp. L'un de mes hommes y ramène l'unique motocyclette que montaient les deux feldgendarmes. Encore une fois, ce fait est à déplorer. Je ne dissimule pas qu'averti par Dumond de la présence des deux feldgendarmes j'aurais dû lui demander de transmettre à Lollichon et à Morillon l'ordre de réintégrer immédiatement le camp en abandonnant au carrefour la voiture dans laquelle ne se trouvait rien de compromettant.

 

25 Juin 1944.

 C'est le second dimanche après la formation du maquis. L'Abbé Fréhel est venu parmi nous et, en plein air, célèbre la messe, Je suis de plus en plus inquiet : nous n'avons aucune nouvelle ni des D.M.R. ni de Dautel que j'ai envoyé à leur recherche. Une nouvelle recrue nous arrive ; il s'agit du lieutenant d'active Merlet, dit Morand. Enfin nous voyons venir amenés par l'un des nôtres cinq aviateurs alliés qui ont récemment sauté sur notre sol en parachute : trois Américains et deux Anglais ; parmi ces derniers se trouve le capitaine Wargmington.

 

26 Juin 1944.

 Nous ignorons toujours ce que sont devenus les D.M.R. Dans la soirée, Hervé et Philippe Glagean, tirant prétexte de cette disparition, demandent une réunion des responsables afin d'obtenir leur accord en vue de la dispersion des hommes.

A ce conciliabule, outre Hervé et Glagean, assistent Guimbal, Marionneau, Aubry, Lollichon et moi-même. Hervé et Glagean sont seuls de leur avis.

Tous les autres protestent avec force. Il est donc, par cinq voix, contre deux décidé que le maquis se maintiendra.

 Mais un quart d'heure à peine après ce vote, Jean-Pierre Dautel revient. Après de patientes recherches il a retrouvé les D.M.R. cachés chez le chef de gare de Rochefort-en-Terre. Ils ont tenu à ne pas se séparer afin de pouvoir, dès que possible, venir accomplir parmi nous leur mission. Jean-Pierre Dautel, à défaut de moyen de transport, n'a pu les amener immédiatement mais a convenu avec eux que nous irons, demain 27, les chercher à Rochefort-en-Terre.

 La joie des maquisards est grande. Désormais nous n’aurons plus à obéir à des hommes dont la bonne volonté ne saurait être contestée mais qui ne relèvent que d'états-majors plus ou moins improvisés. Les ordres viendront des Délégués .Militaires Régionaux institués par le gouvernement de la France Libre. Par eux, et en raison de leur liaison avec Londres, notre maquis, va devenir non plus un rassemblement de francs-tireurs sans contacts, mais un organe véritable... de l'armée insurrectionnelle.

 Jean-Pierre Dautel nous rapporte, en outre, les quelques renseignements qu'il a pu recueillir sur cette bataille de Saint-Marcel qui, plus tard, sera appelée le Dunkerque de la Résistance.

 Dès le matin du 18, des unités allemandes toujours grossissantes ont attaqué. Les F.F.I. ont réagi avec une extraordinaire vigueur au moyen de contre-attaques incessantes et souvent efficaces. Dans la soirée la situation des maquisards est intenable. C'est alors le difficile décrochage: « Il y a eu de la casse, dit Dautel ». En fait, cinquante parachutistes et deux cents F.F.I. sont tués ou disparus. Par ailleurs la Wehrmacht fait régner la terreur parmi la population civile.

 Je devine alors que le projet le débarquement sur la côte sud de la Bretagne se trouve abandonné.  Je dois préciser ce qu'est, ce jour, veille de l'arrivée des D.M.R., l'organisation militaire de notre camp.

 La première compagnie, commandée par Pierre Marionneau, et comme telle appelée « compagnie Pierrot », est composée de cent soixante hommes répartis en quatre sections de quarante respectivement commandées par le gendarme Noblet, l'adjudant Joseph Gallais, un Nortais, ferblantier de son métier et, par surcroît, sapeur-pompier, Joseph Nauleau, lui aussi de Nort, et le jeune Hubert Guimbal.

 La seconde compagnie, confiée à Constant Aubry, comporte cent hommes, répartis en trois sections commandées par Linard, Georges Laurent et Pierre MerIet.

 Par ailleurs, nous avons créé un groupe spécial composé de vingt garçons d'élite au courage éprouvé. Ce groupe se nomme «  la Volante». Ses hommes sont armés de mitraillettes et de grenades. Ils logent à la ferme des Brées. Leur chef est le capitaine Josso venu de Saint-Nazaire. Ils sont essentiellement chargés de la garde et de la sécurité du camp.

 J'ai nommé François Lollichon officier d'approvisionnement.

Cette hiérarchie est complétée par la présence de Philippe Glagean dit «  commandant Philippe ».

J'ai désigné trois bureaucrates qui, eux aussi, logent à la ferme des Brées : Houguet, Maisonneuve et Guiheneuc, un instituteur privé qui, depuis près de vingt ans, enseigne à récole Saint-Michel de Nort.

Je redis enfin que nous avons un aumônier que j'ai déjà eu l'occasion de nommer: l'abbé Ploquin, vicaire de Bouvron.

 Il loge, avec Constant Aubry, à L'Etang Neuf et, secondé par l'abbé Fréhel, curé de Notre-Dame-des-Langueurs, qui nous fait une visite quotidienne. Il se dépense sans compter auprès des hommes.

 Aujourd'hui l'effectif complet du camp s'établit donc comme suit :

Compagnie Marionneau     160 hommes

Compagnie Aubry               100 hommes

La Volante                              20 hommes

            ------------------------------------------------------

                                                           280 hommes

 Compte tenu des officiers et des garçons chargés des divers services, nous sommes ce soir, un peu plus de trois cents hommes, entassés dans la minuscule ferme des Brées ou dissimulés dans les fourrés de la forêt. Je dois, en outre, mentionner les jeunes hommes qui ont établi la liaison entre nous et l'état-major qui, je l'ai déjà dit, a été créé par Libération Nord au Touillon en La Meilleraye. Parmi eux se trouve Louis Leho qui sera fait prisonnier et fusillé à La Bouvardière.

 

27 Juin 1944.

 Marionneau et Dautel, désignés pour aller chercher les D.M.R., sont partis vers sept heures du matin avec la camionnette. Cette fois encore, ils ont emprunté deux cochons à nos fermiers. Durant l'après-midi de violentes explosions nous parviennent de l'ouest en même temps que nous entendons dans le ciel le vrombissement des avions alliés. Il s'agit d'un train de munitions qui, stationné en gare d’Issé, est bombardé par la Royal Air Force. Grimpés dans les arbres, nous apercevons monter dans le ciel les gerbes de feu. Nous crions notre joie.

 Vers seize heures Marionneau et Dautel reviennent. La camionnette stoppe devant la ferme des Brées. La bâche du fourgon se soulève et cinq officiers en uniforme de parachutistes descendent: Willk, Barthélémy, Ragueneau,Cyr et Lejeune.

 Ils sont porteurs de leurs bagages. Lejeune notamment est encombré de son matériel de radio. Les D.M.R. ! Les hommes leur font une formidable ovation ; Nous apprenons que le voyage s'est effectué sans incident. Les cinq officiers ont été transportés dans le fourgon en compagnie de deux cochons. En cas d'attaque, Marionneau devait ralentir et klaxonner. Les D.M.R. devaient alors faire feu par des trous pratiqués dans les bâches.

 Pendant qu'ils se restaurent je leur rends compte de ce qui s'est passé depuis le 15 juin. Ils me demandent où se trouve Kinley. Je leur réponds que, dans la soirée du 15. juin, après avoir quitté la Maison Rouge, il a eu un accident de motocyclette et que, selon les renseignements que je possède, il est depuis quelques jours à La Meilleraye, à dix-sept kilomètres du camp, à la tête d'un état-major. Cet état de choses les surprend vivement et ils me laissent entendre qu'eux seuls ont autorité sur le maquis.

 Willk est particulièrement soucieux. Le bref repas achevé, il exprime le désir de parler aux hommes. Je rassemble ceux~ci, derrière la ferme, sous des pommiers. Willk leur tient un langage grave : « Nous sommes, leur dit-il, sur un volcan. Les Allemands ne peuvent tarder à connaître l'existence de notre rassemblement. Il faut s'attendre à être attaqués à .bref délai. Il est donc nécessaire d'être vigilants et prêts au sacrifice ». Ces propos n'ont pas désespéré la troupe. « Nous savons le danger disent-ils. Nous sommes prêts à nous battre avec les moyens dont nous disposons. Nous ferons payer chez aux Allemands notre peau. Le maquis est la seule terre où nous sommes libres ».

 Pendant ce temps à cent mètres du P. C., à la jonction des chemins, qui; mènent à la ferme des Brées, au cœur de la forêt et vers Le Gouvalous, sous un vieux chêne, Philippe Ragueneau et Christian Lejeune ont installé le matériel de radio. Ils tentent de se mettre en communication avec Londres afin de solliciter un parachutage immédiat. Ils demandent des armes pour cinq cents hommes. Malheureusement ils ne parviennent pas, ce soir, à obtenir le contact.

 Je partage l'angoisse des D.M.R. Il n'est pas possible que l'ennemi ignore plus longtemps notre présence. Nous commençons la veillée d'armes.

 Avant la fin du jour Willk, Barthélémy, Guimbal et moi, effectuons le tour du camp. Nous doublons les gardes et organisons les rondes de nuit. Nous décidons que les postes seront relevés toutes les heures. L'ordre est donné aux sentinelles de tirer sur toute personne sortant du camp.

 Auparavant j'ai songé à faire surveiller les allées et venues qui pourraient, dans le bourg de Nort, sembler suspectes. Nort est, en effet, quand on vient de Nantes et qu'on se dirige vers la forêt de Saffré, le lieu normal de passage. Je fais donc dire à deux garçons que j'y ai laissé pour servir d'agents de liaison, Beaujard et Gergaud, de se tenir sur leurs gardes et de nous avertir de tout danger, éventuel.

 Je saurai, par la suite, qu'entre vingt et une et vingt-deux heures, deux individus se sont présentés à la ferme du père Gergaud où l'un et l'autre se trouvaient. Les deux inconnus se sont déclarés étudiants et ont exprimé leur désir d'entrer au maquis. Méfiants, Beaujard et Gergaud répondent qu’ils ignorent l'existence d'un maquis dans la région, puis se dirigent vers les prés afin d'en ramener le bétail de leurs parents. Les deux inconnus qui, en fait, sont des miliciens les suivent et les  provoquent. Une, bagarre éclate entre les jeunes patriotes et les deux voyous. Ces derniers seront les plus forts. Beaujard, Gergaud et la sœur de celui-ci sont arrêtés dans la nuit. Les deux garçons mourront en déportation. C'est de Mlle Gergaud qui sera relâchée que je tiens ce récit.

 Je saurai aussi que, ce même jour, la Milice et la gestapo ont sévi à Nort et ont 'arrêté d'autres personnes : le jeune Yves Pinel, âgé de vingt et un ans ; M. Nauleau, père de notre frère de combat Joseph Nauleau.

 Longtemps après le coucher du soleil les plus jeunes d'entre nous sont demeurés sur pied. Ils ont écouté des airs d’accordéon encore joués par les Templé : jusqu’au bout Ils connaîtront des heures de joie, Je demeure dans la cuisine des époux Chevau lesquels, malgré les conseils qu'Olivier leur a donnés, tiennent à rester chez eux et se sont bornés à envoyer leurs jeunes enfants à la ferme des Gouvaloux.

J'ai suggéré aux D.M.R. d'aller se reposer à L'Etang-Neuf. Ils s'y sont refusés, préférant rester parmi les hommes. Ils se sont allongés sur la paille, à la belle étoile, à proximité de la maison des Brées. Je ne pense pas avoir dormi.

 

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