1939

 

Je suis, comme tout le monde, en septembre 1939, parti pour la drôle de guerre. Comme les autres, j'ai abandonné mon foyer et mon métier, ma femme Marcelle, dont je parlerai beaucoup au long de ces pages, et ma fille, Annick, âgée d'un an. L'instrument de mon métier est alors une vieille Renault avec laquelle, depuis trois ou quatre ans, je fais le taxi dans les rues de Nantes. Pour quelque temps, je l'ai mise au garage.

 Or la drôle de guerre n'a pas voulu de moi. Plus précisément, elle n'a daigné me conserver parmi ses combattants que pendant deux mois. J'avais été affecté au 307° R.A.C.P., 8° batterie, 3° groupe, sous les ordres du capitaine Boivin. Or, le 2 novembre 1939, alors que nous stationnions à Chivre, dans le département de l'Aisne, le Dr Bonamy un excellent praticien nantais, médecin du groupe, déclare que je suis atteint d'une pleurésie. On m'hospitalise à Laon, puis, en décembre, on me renvoie chez moi en convalescence.

Bien entendu, je profitai de cette brève permission pour reprendre mon taxi. Je ne suis que soldat de deuxième classe et il faut vivre.

C'est alors que le hasard ou la Providence  - je dis, moi, que c'est la Providence - provoqua le fait qui va déterminer mon destin durant les années futures. Ce fait est essentiel. C'est le motif pour lequel je le relate avec précision.

 Un matin de décembre, j'attends, près de la gare, installé à mon volant, les clients éventuels. Un officier anglais et une femme blonde, âgée d'une trentaine d'années et vêtue d'un blouson de cuir noir, s'approchent de moi. Ils ne demandent pas à être transportés, mais se présentent en un français correct. Lui se prénomme John. Je n'ai pas retenu son nom patronymique. Elle est Canadienne et se prénomme Nadys. Elle me raconte que depuis plusieurs années, et jusqu'à la déclaration des hostilités, elle est engagée dans une attraction foraine : le «  mur de la mort ». Son numéro, particulièrement spectaculaire et dangereux, consistait à circuler à motocyclette sur les parois intérieures d'un cylindre vertical. La guerre a mis fin à cette périlleuse carrière. Elle me dit avoir besoin de gagner sa vie. Or par une voie que j'ai toujours ignorée, elle sait que je suis mobilisé et que mon taxi ne roule plus. Elle me propose de le faire circuler, de conserver pour elle la moitié des revenus et d'en remettre l'autre à mon épouse. L'offre est intéressante et me fait envisager que désormais mon foyer aura une autre ressource que les allocations militaires. Le marché est donc immédiatement conclu.

 Par ailleurs, ma conviction est faite : cette Canadienne qu'accompagne un officier d'outre-Manche appartient à un service d'espionnage anglais. Le fonctionnement de mon taxi ne sera pour elle qu'une couverture. J'en suis, au fond, très satisfait puisque la vieille Renault ne servira  plus seulement  au transport de la clientèle anonyme, mais contribuera obscurément à gagner la guerre.

 Je ne me souviens plus exactement des termes de la conversation qui a suivi notre accord.

 Je sais seulement que nous parlons des hostilités, de la France et de l'Angleterre. Je sais aussi qu'avec la spontanéité dont je crois être doué, je livre à ces deux inconnus le fond de mon cœur. La France et l’Angleterre, en se dressant contre l'Allemagne d'Hitler, défendent des valeurs éternelles. Si quelques jours ces valeurs venaient à disparaître l'Europe ne serait plus qu'un misérable agglomérat de peuples sans âme, sans joie, sans espérance. Si les Nazis gagnaient la guerre, la liberté, notre raison d'être, ferait place à l'embrigadement des corps et des esprits sous la botte des dieux du Reich.

 Je suis Breton; je suis né à Bourbriac, dans les Côtes-du-Nord, sur le territoire de l'ancien diocèse de Tréguier; je suis têtu, j'appartiens à la race de Duguesclin, je suis chrétien ; comme tel, je refuse la croix gammée et je ne connais que l'insigne de la liberté qui, depuis un millénaire et demi, se dresse au bord des chemins de mon pays. Ce n’est pour toutes ces raisons que le combat mené par la France et l'Angleterre contre un peuple devenu barbare n'est pas une guerre comme les autres, mais l'un des aspects de la grande entreprise des hommes libres contre le déferlement des forces asservissantes.

 Bien entendu ces propos ne sont pas exactement ceux que j'ai tenus à cette Canadienne et à cet Anglais, mais ils reflètent, à quelque chose près, ce que j'ai essayé Je leur dire.

 Les événements qui vont suivre démontrent qu'ils s'en souvinrent. Je n'ai plus revu John. Quant à Nadys elle roule quelque temps avec mon taxi et, chaque semaine, remet scrupuleusement à ma femme la part convenue du produit des courses.

 Elle disparaît en mai 1940.  En 1942, j'apprendrai que les Allemands l'ont fusillée à Paris.

 

 

1940

 

J'ai voyagé d'hôpital en hôpital.

 En janvier 1940, je me retrouve à Nantes, non plus chez moi, mais à l'hôpital complémentaire installé dans les locaux de l’école technique Livet. Puis on me renvoie à mon unité qui stationne alors dans le Pas-de-Calais. C'est toujours la même immobilité de la drôle de guerre. Beaucoup s'installent tant bien que mal, et sans songer au lendemain, dans cette irritante situation. Quant à moi j'ai la certitude que ça ne durera pas.

Une nouvelle attaque de pleurésie me remet aux mains des médecins et des infirmiers. Le 10 mai 1940, lorsque les blindés nazis commencent à déferler sur mon pays, empruntant la route habituelle des invasions germaniques, je suis à l'hôpital du Touquet Plage. Nous sommes alors évacués sur Dieppe, au moyen d'un train sanitaire qui a fait un détour par Amiens. L'hôpital de Dieppe est bombardé. Nouvelle évacuation; je suis embarqué dans une voiture particulière qui me dépose à Sablé dans la Sarthe ; là je suis mis dans le train et je me retrouve,  au début de juin encore à Nantes, dans l’école de Droit convertie en hôpital.

 

Juin 1940.

 

La Wehrmacht est aux portes de Nantes.

 Une question de conscience se pose pour les médecins des Hôpitaux : des hommes mobilisés se trouvent placés sous leur responsabilité; quelques uns sont intransportables ; beaucoup d'autres, parmi lesquels je suis, sont en voie de guérison et peuvent quitter l'hôpital ; tous sont appelés à venir grossir ce qu'un écrivain, quelque temps plus tard, appellera la « moisson de 40 », pauvre moisson qui demeurera engrangée pen­dant cinq ans ! Les médecins vont alors accomplir leur devoir en donnant, autant qu'il est possible, des congés de convalescence d'une certaine durée. C'est ainsi qu'au moment où les premiers chars foulent le pavé nantais, il m'est octroyé un congé de dix jours. A la fin de juin, mon état n'étant pas stabilisé, je me rends au bureau de la place où se trouvent encore des médecins français. Je suis reçu par le médecin comman­dant Lacambre dont le vif patriotisme, durant cette sinistre période, se manifestera à tout instant; cet officier supérieur ne poursuit qu'un but: arracher à l'ennemi le plus grand nombre d'hommes possible. Après un bref examen il m'accorde un second congé de vingt et un jours et m'enjoint de rentrer chez moi.

 

Juillet.Août 1940.

 

Les tenues vert-de-gris sont partout. Des sections en armes parcourent les rues et scandent des airs qui évoquent les ténébreux espaces d'Outre Rhin et le paganisme renaissant. Sur les murs s’étalent des affiches où les populations abandonnées sont invitées à faire confiance au soldat allemand.

Je m'enferme chez moi, cependant qu'à quelques centaines de mètres, des groupes d'hommes franchissent les grilles de la caserne Mellinet. Ils obéissent à l'envahisseur qui,  par voie d'affiches, a prescrit aux membres de l'armée en déroute et aux convalescents de venir se faire démobiliser. Ils sont inconscients. On les entend dire que tout est fini et que, les formalités accomplies, ils vont être libérés. En fait, on les oblige à demeurer dans la caserne et, bientôt, ils iront rejoindre les camps provisoires de Châteaubriant et de Savenay.

 Ma femme s'inquiète. Nous sommes dans un dilemme. Ou bien rejoindre la caserne et se laisser  embarquer, ou bien adopter une attitude de refus et vivre en réfractaire. Des milliers d'hommes ont alors vécu la même situation.

 Un matin, je me dirige vers la caserne Lamoricière où je suis appelé. Je stationne à quelque distance. Les groupes y entrent. Personne n'en sort. Alors ma décision est prise. Je rentre chez moi et, pour tranquilliser mon épouse, je lui dis à peu près ceci: « Ils m'ont ordonné de rester chez moi jusqu'à nouvel ordre. Sois rassurée ».

 Néanmoins ma situation demeure irrégulière et je vis dans l'inquiétude. Il m'est impossible de faire rouler mon taxi qui sommeille au garage depuis que la Canadienne l'a restitué. Et pourtant il faut manger. Je me décide donc, vers la mi-juillet, à me présenter au commandant Lacambre dont les services sont alors installés au Château des Ducs. Je revois encore le regard de l'éminent médecin. Je devine sa pensée avant qu'il l'ait exprimée. Me fixant avec des yeux où se lisent à la fois la sympathie et l'énergique résolution d'agir en Français, il formule son avis: « proposé pour la réforme ».

En fait, la réforme intervient le 22 août: « séquelles de pleurésie droite, voile de la partie moyenne et inférieure du poumon droit; état général mauvais: réforme à 20 % ».

 Il faut désormais attendre que cette décision soit homologuée par les Allemands. Néanmoins je puis désormais sortir et gagner ma vie. Il n'y a plus d'essence et je suis obligé de pourvoir ma vieille Renault d'un appareil à gazogène. L'urgence d'apporter quelques sous à mon foyer m'oblige alors, en attendant cet équipement, à m'embaucher dans une équipe de terrassement. Je vais donc, pendant trois semaines, manier la pioche sur le ballast des voies de chemin de fer aux environs de la gare de triage de Nantes-Blottereau.

 

Septembre 1940.

Mon taxi s'est remis à rouler. Cependant, j'ai été convoqué devant la commission de réforme allemande qui siège, rue Gambetta, au bureau de la garnison.

 Je comparais le 26 septembre. Je n'en mène pas large. Le médecin allemand, au vu du diagnostic français, se pro­nonce pour la réforme définitive; mais il est flanqué d'un interprète qui, si j'ai bien compris, est Français mais plus germanique que les Germains, il suggère que l'on m'envoie au camp de Savenay ou à celui de Châteaubriant. L'Allemand s'oppose à cette solution et l'interprète se tait.

 Je suis donc définitivement libre sous réserve d'aller chaque semaine me faire pointer à la Feldgendarmerie. Mais avant que je sorte on me fait signer l'engagement de ne rien entreprendre contre le Grand Reich. Je n'hésite pas à rédiger cette promesse solennelle. Je me souviens alors de la vieille maxime: nul n'est tenu par le serment prêté au diable.

Je stationne place du Commerce, dans l'attente des hypothétiques clients. Il est environ dix heures du matin. A cette époque la voie du chemin de fer traverse encore de bout en bout le centre de la ville et le gardien du passage à niveau voisin, Marin Poirier est venu bavarder avec moi. Je sais déjà les sentiments de cet homme prêt à toutes les missions périlleuses.

 Notre entretien est interrompu par l'arrivée d'un officier allemand qui, dans un impeccable français, me demande de le conduire à Fontenay-le-Comte. Ne tenant pas à transporter un client de cette espèce je réponds que je n'ai pas suffisamment de charbon de bois pour faire une telle course qui représente, aller et retour, une distance de deux cent quarante kilomètres. « Qu'importe, rétorque le Teuton, votre voiture peut marcher à l'essence ». J'objecte alors que l'essence est introuvable. Mon interlocuteur hausse les épaules et affirme qu'il va en trouver immédiatement. Il insiste et je finis par le laisser monter. Il m'ordonne de me diriger vers la rue des Olivettes où se trouve un garage. abandonné par les troupes anglaises et dans lequel est entreposé une quantité considérable de carburant Il  se fait livrer cinquante litres et nous prenons la route. Il a pris place à côté de moi.

 Je conduis nerveusement et ne desserre pas les dents. Pas un mot n'est échangé entre nous sur quatre-vingts kilomètres, c'est à dire de Nantes à Sainte-Hermine. Parvenu en cette loca­lité, nous contournons le monument édifié à la gloire de Clemenceau: le vieux tigre est debout, le buste en avant, face à l'adversité, résolu à briser les obstacles. Du fond de mon cœur, je le  salue au passage. C'est alors que mon client engage la conversation :

 « Les Allemands ne seraient pas ici, si, durant cette guerre tous les Français s’était comporté comme cet homme ».

J'ai un instant de surprise et j'ai marmonné entre les dents : « C'est évidemment dommage! ».

« Que dites-vous? » me demande l'officier. Cette fois je scande les mots : « Je dis qu'il est dommage que la France n'ait pas eu, à sa tête, un autre Clémenceau ».

Ma surprise augmente quand je l'entends dire : « Je  partage votre avis ».

 Le silence retombe. Je me demande quel est le curieux personnage que je transporte. Au bout de quatre ou cinq kilomètres l'Allemand reprend le dialogue : « Engagez-vous dans ce petit chemin, dit-il, et arrêtez-vous, nous allons fumer une cigarette ».

 Je m'exécute. Nous descendons. Mon interlocuteur me semble particulièrement détendu. Il me tend son paquet de cigarettes et poursuit :

 - Vous ne vous êtes guère battu contre les Allemands: vous avez été malade...

- Comment le savez-vous?

- Une femme a, pendant quelque temps, Circulé avec votre taxi. Elle n'est pas Française et a un accent anglais.

- C'est exact; mais, encore une fois, comment le savez-vous ?

- C'est elle qui m'a donné votre nom et votre adresse.

- Pourquoi ? Aurait-elle travaillé pour vous ?

Mon interlocuteur sourit et après un silence :

- Je suis Canadien.

- Mais alors, dis-je, méfiant, pourquoi êtes-vous habillé en Allemand?

Il devine mon inquiétude, persiste à sourire et ajoute :

- Je sais que vous avez une petite fille qui se prénomme Annick.

Je suis bien décidé à demeurer sur mes gardes et à ne pas entrer immédiatement dans le jeu:

- Ça ne me suffit pas. Donnez-moi la preuve de ce que vous n'êtes pas Allemand.

- Demain, répond-t-il, vous écouterez Radio-Londres. A 8 h. 45 et 20 h. 45 vous entendrez ce message personne l:

 « Parrain d'Annick vient d'arriver ».

 Nous ne sommes pas allés au-delà de ce chemin creux. Nous reprenons la route de Nantes, nous entretenant de choses diverses. Mon compagnon a exprimé le désir de me quitter dans la grande banlieue avant l'entrée du bourg des Sorinières. Descendant de la voiture il me donne l'ordre sui­vant: « Dans sept jours, le 10 octobre, à 9 heures du matin, tenez-vous, avec votre taxi, place Louis XVI, près des urinoirs, à l'entrée du cours Saint-André. Un homme vous abordera et prononcera le mot de passe: « Parrain d'Annick vient d'arriver ». Cet homme vous donnera des instructions ».

 Le faux Allemand s'est définitivement éclipsé. Il est, pour moi, demeuré un inconnu. J'ignore ce qu'est devenu ce Cana­dien à la fois héroïque et habile qui, pour notre idéal commun, a accepté de vivre et d'agir au cœur même du camp ennemi. Peut-être a-t-il été, un jour, démasqué et fusillé. Dans ce cas, paix à son âme !

 

10 Octobre 1940.

 Avant neuf heures du matin je stationne sur cette place que domine la colonne fameuse au sommet de laquelle se dresse le roi Louis XVI. Tout près est la vieille cathédrale.

A quelques pas de moi l'hôtel cossu du XVIIIe siècle, dans lequel naguère siégeait le Corps d"Armée et qu'occupe actuellement la Kommandantur. Mais, dans ce décor ce sont les vespasiennes du cours Saint-André qui m'occupent. C'est à proximité de cet édicule que doit surgi  l'homme.

 A neuf heures, l'homme se présente. Il est âgé d'une tren­taine d’années, porte des moustaches blondes, est vêtu d'un ciré noir. Il parle sans accent. Il m'aborde comme n'importe quel quidam accoste un taxi : « Etes-vous libre? »

 Par prudence je réponds : « Pas pour l'instant ». Après un silence il formule le mot de passe : « parrain d'Annick  ».

 Je le fais monter à coté de moi. Il me demande de sortir de la ville et de prendre la route de Vannes. Nous parcourons ensemble cinq kilomètres, jusqu'au carrefour du Croizy où débouche la route qui conduit au bourg d'Orvault. Il me prie de m'engager sur cette route puis de simuler une panne ! C'est alors que nous parlons. Il est Canadien d'origine française. Il est, dit-il, chargé d'organiser dans l'Ouest la Résistance. Son nom de guerre est capitaine Pol. Pour l'instant il ne me confie pas de mission précise. Il se borne à me dire que des ordres me seront transmis et que j'aurai notamment à détecter les hommes capables de faire de l'action clandestine.

 Ce premier entretien achevé il me demande de le conduire à Rennes. En cours de route, il me confère mon nom de guerre : «  Vous vous appelez, me dit-il, Briac Le Diouron. Ce nom com­porte un c et deux o. Nous allons remplacer l’i par un y. Cela donnera Yacco. C'est le nom d'une huile. »

 J'ai volontiers accepté ce nouveau baptême. Parvenu à Rennes, je l'ai laissé sur la place du Champ de Mars. Avant de me quitter il me dit que la guerre n'est pas ter­minée et que je vais pouvoir commencer ma mission en déli­vrant les prisonniers de guerre détenus dans les camps provi­soires. En outre, il m'annonce que, chaque mois, entre le 15 et le 17, il viendra à Nantes et, par téléphone, comme un client quelconque, me fixera un rendez-vous.

 La suite 'ne s'est pas fait attendre. Quelques jours plus tard, aux environs dû 15 octobre, alors que je stationne' encore dans mon taxi, je vois Jost venir vers moi. Je le connais depuis longtemps. C'est un ancien combattant de 1914-1918. Il a, au combat, perdu une jambe. Il est employé à la direction d'une importante biscuiterie. Je sais ses sentiments patriotiques. Il m'accoste et nous échangeons des propos anodins.

- Que devenez-vous ? Me dit-il.

- Comme vous le voyez, je gagne ma vie. Il faut bien. Il regarde ma Renault avec intérêt et s'éloigne en disant : - Vous avez un moyen de transport...

J'ai compris le sens de ce dernier propos. Je sais que Jost, avec quelques autres a obtenu, en sa qualité de dirigeant d'une association d'anciens combattants, l'autorisation de ravitailler les camps de Savenay et de Châteaubriant. Il en profite pour organiser les évasions.

 Le 20 octobre, Jost revient me voir alors que je suis, place du Commerce, dans ma Renault. Cette fois il parle sans détours :

- J'ai tenté en vain, me dit-il, de vous avoir au taxi­phone, je voulais vous rencontrer... Seriez-vous disposé à trans­porter des prisonniers évadés?

Ma réponse ne se fait pas attendre:

- Je le ferais avec joie.

- J'en parlerai à Maître Fourny, répond-t-il. Et il s'éloigne.

 J'ai déjà rencontré, Alexandre Fourny. Sa conduite durant la première guerre mondiale, a été brillante et lui a valu la Légion d'honneur. Ses origines sont modestes. Il s'est formé lui-même et est aujourd'hui avocat au Barreau de Nantes. Il est socialiste et membre du Conseil Municipal. Toujours souriant, la main tendue à tous, il défend ses idées politiques et sociales avec une indéfectible énergie. Sa vie est, mise au service des autres. Je sais déjà qu'il collabore avec Jost à l'évasion des internés.

 Deux du trois jours plus tard, le 22 ou le 23 octobre, Jost réapparaît à la station de taxi. Il doit être huit heures du matin. Il me demande de le conduire à Châteaubriant. Auparavant nous l'emplissons la voiture de conserves et de vêtements civils. A quelque distance du camp nous déposons les vêtements dans un café dont le propriétaire est complice de l'entreprise. Puis nous parvenons à la clôture barbelée. Les hommes du poste de garde, informés de notre mission officielle ; nous laissent passer. Lorsque nous arrivons au centre du camp, Jost me prie de rester près du véhicule. Il y revient à plusieurs reprises afin d'y prendre les vivres qu'il distribue. La voiture vide, nous repar­tons vers Nantes.

En cours de route, Jost me précise la mission que je dois, par la suite, accomplir. Il me demande de me trouver le lende­main, à une heure précise; avec mon taxi, à quelque distance  de Châteaubriant, en pleine campagne, à la hauteur d'une borne kilométrique déterminée ; à l'heure donnée, quatre ou cinq hommes sortiront du champ bordant la route ; je les prendrai en charge et les conduirai à Poitiers, à une adresse fixée ; de là ils seront acheminés vers la zone libre.

 Le lendemain j'exécute l'ordre. J'attends face à la borne qui m'a été assignée. A l'heure dite des évadés en civil surgissent. Je les fais monter et nous filons vers Poitiers.

 Il m'est difficile de dire combien de fois cette opération a été répétée soit avec Jost, soit avec Fourny. Elle est effectuée tantôt à Châteaubriant, tantôt à Savenay. J'ai toujours ignoré la technique employée pour faire sortir les hommes du camp, d'internement. Il a mieux valu, dans l'éventualité d'une arrestation, que je ne la connaisse pas. En tout cas, le nombre de prisonniers à la libération desquels j’ai contribué doit être d'environ deux cents répartis sur une trentaine de voyages.

 Cette activité cessera, durant les premiers mois de 1941 lorsque les internés de Savenay et de Châteaubriant seront  transportés dans les stalags d'Allemagne.

 Conformément aux instructions du capitaine Pol, je me  suis mis à rechercher les hommes capables de se livrer au combat clandestin. La tâche n'est pas facile.

 Ma première idée est de prendre contact avec le commandant Charbonnier. Nos habitations sont séparées de quelques dizaines de mètres. Je le connais parfaitement. Né à Pontchâteau, il est parti à la guerre de 1914-1918 comme soldat de deuxième classe. Depuis lors il a gravi les échelons de la hiérarchie. Il fait partie de l'active.

 Lorsque j'ai fait mon service militaire en 1932 et 1933 il a été mon capitaine au 355° régiment d'artillerie. C'est un homme énergique, intelligent. C'est aussi un ardent patriote. Depuis l'armistice il est affecté à la mairie de Nantes au service de la voirie.

 C'est le 20 octobre 1940 que nous prenons contact. Il accepte avec enthousiasme. C'est moi qui le recrute, mais c'est lui qui va se comporter en chef. Il me donne des conseils, me forme au travail clandestin.

Quelques jours plus tard, Charbonnier prend contact avec Marin Poirier et lui demande de participer avec lui à différentes missions, entre autres celles de relever les passages des unités allemandes par trains se dirigeant vers Saint-Nazaire ou  la Bretagne; et dans la mesure du possible l'effectif et le matériel transportés. Cette besogne est aisée. En effet, tous les trains se dirigeant passent devant la guérite qu'occupe Marin Poirier. A cet endroit situé en plein centre de la ville, ils vont très lentement et parfois s'arrêtent, en raison de la proximité de la gare de la Bourse.

 Pour le moment notre groupe se borne à : trois. Nous hésitons à l'étendre. Il est, en effet, difficile de déceler les hommes disponibles à l'action clandestine. Par ailleurs, la propagande de Vichy atteint pleinement son résultat: on considère que l'occupant est correct et que la seule voie du salut consiste à suivre aveuglément les directives du maréchal. Le vent est donc à la collaboration et, en ces derniers mois de l'année i940, les gens décidés à la résistance ne courent pas les rues.

 Il y eut des « obscurs» dont nous ne saurons jamais les noms.

 Et pourtant, d'autres groupes se formaient et agissent, Bocq, Adam et Marin Poirier; d'autres aussi dont je ne con­nais pas les noms, dans la nuit de Noël 1940, attaquent le Soldatenheim, place Royale, alors que les nazis festoient en l'honneur d'une solennité qu'ils ont paganisée. Ils jettent des grenades incendiaires: Il y eut des victimes.

 Ce fut le premier acte marquant dans la région. Quelques temps plus tard, en octobre 1941, à la suite de l'assassinat du Colonel Hotz, Feldkommandant de Nantes, 50 otages furent fusillés tant au Bèle qu'à Châteaubriant, parmi lesquels se trouvaient Fourny et Jost. Tous ces hommes ont donné leur vie pour tous ceux qui sous une forme que conque ont continué leur action...

 

 

1941

 

Janvier 1941.

 Comme convenu Pol vient chaque mois à Nantes. Je lui rends compte de nos premières activités auxquelles il donne son approbation.

 A l'occasion de l'une de ses visites il me fait savoir qu'en cas de nécessité je puis le toucher par l'intermédiaire d'un cer­tain François Kerambrun, garagiste à Guingamp. Il me suffira d'appeler ce dernier au téléphone et de lui dire à peu près ceci : «  As-tu été à Saint-Pol-de-Léon » ? « Je voudrais des artichauts, des choux-fleurs» ? Il est convenu qu'à la suite d'un tel appel Pol arrivera à Nantes.

  

Février 1941.

Il est environ huit heures trente du matin.

Je suis seul à mon domicile et je m’apprête à prendre ma Renault et à  gagner une station de taxis.

On sonne. J'ouvre et  je me trouve en présence d'un homme qui, avec un fort accent d'Outre-manche, me dit : « Suis-je bien chez le parrain d'Annick» ? Je feins de ne pas comprendre. Néanmoins je l'introduis dans ma petite salle à manger et le prie de s'asseoir. Je suis inquiet et je le laisse parler.

 « Je suis, dit-il, aviateur anglais. Nous étions six dans J'appareil. Nous survolions la Somme. Un avion de chasse allemand nous a descendus. J'ai sauté en parachute. J'ignore ce que sont devenus mes cinq camarades. On nous avait remis de l'argent français ainsi que votre adresse et plusieurs mots de passe. Je suis venu, par le train, jusqu'à Nantes. Je me suis souvenu de votre adresse et du mot de passe. »

 J'ai compris. Cet homme dit la vérité. Je le conduis à mon garage qui est attenant à mon habitation et je l'invite à y demeurer seul pendant quelques instants.

Je cours chez Charbonnier qui s'apprête à partir à la Mairie. Je le tiens au courant. Il vient au garage et interroge l'Anglais. Après quelques instants de réflexion il décide de conduire notre hôte aux alentours de Redon, dans une maison abandonnée qu'il a déjà repérée. Nous nous embarquons immédiatement tous les trois dans ma Renault. Parvenus à destination nous plaçons l'homme dans le refuge qui, situé au milieu des bois, est apparemment très sûr. Nous lui remettons d'abondants vivres et des couvertures. Nous lui souhaitons bonne chance.

 Puis nous avertissons immédiatement le capitaine Pol au moyen d'un coup de téléphone que je lance à Kerambrun. Pol arrive à Nantes le 13 février. Je le conduis immédiatement au refuge de l'Anglais. Il prend ce dernier en charge et, par une voie que j'ignore, par le train ou le car, il l'achemine vers une destination inconnue de moi.

A cette occasion Pol fait la connaissance du commandant Charbonnier. Après lui avoir longuement parlé, il me prend à part: « Vous avez, me dit-il, recruté un homme de grande valeur. Il a du métier. Continuez d'agir en parfaite collaboration. Vous êtes sur la bonne voie. Vous allez faire du travail en profondeur ».

 

Mars 1941.

 

Nous avons, Charbonnier et moi, fait part à Pol de nos inquiétudes en ce qui concerne la création récente du Service du Travail Obligatoire. Des jeunes hommes vont être, de force, emmenés en Allemagne. Il importe d'empêcher par tous moyens cette déportation vers le travail forcé.

 Pol nous répond qu'il songe au problème et qu'il nous donnera, lors de sa prochaine visite, les instructions nécessaires.

 

Avril 1941.

 Pol est revenu. Il nous demande de découvrir un imprimeur acceptant de courir le risque de la fabrication des cartes d'identité et des certificats de travail. Il nous faudra, en outre, soit nous approprier des cachets à la Préfecture et à la Mairie, soit en fabriquer nous mêmes au moyen d'un procédé qu'il nous enseigne.

 C'est à ce travail essentiel que nous devons désormais, à l'exclusion de tout autre, nous consacrer.

* * *

Nous nous mettons immédiatement à l'œuvre. Charbonnier ne tarde pas à découvrir l'imprimeur: il s'agit de Frank Pelletier, directeur de l'Imprimerie Coopérative Ouvrière de la rue Pitre-Chevallier. C'est un petit homme rougeaud, d"une cinquantaine d'années, une espèce de père tranquille; il va se livrer à ce dangereux travail avec la même sérénité que s'il exécutait la plus ordinaire des commandes. C'est le plus sou­vent le soir, après la fermeture de son atelier, qu'il se met à l'œuvre. J'ai toujours ignoré s'il travaille seul ou avec des membres de son personnel.

 En raison de la situation qu'il occupe à titre temporaire, Charbonnier a des relations nombreuses parmi le monde admi­nistratif. Il a pu obtenir tant de la Préfecture de Loire-Inférieure que de la Mairie de Nantes les cachets nécessaires à la confection des cartes et certificats. De la sorte, à l'inverse de nombreux militants de la Résistance, nous n'aurons jamais besoin de nous servir d'une pomme de terre pour fabriquer de faux cachets.

 Nos cachets authentiques sont soigneusement dissimulés dans mon garage, rue du Coudray, sous la poussière du charbon de bois qui sert à l'alimentation de mon gazogène.

 Ainsi, au bout de quelque temps, notre entreprise de fabrication de fausses situations administratives est définitivement prête.

 Périodiquement, et selon les demandes de la « clientèle» Charbonnier passe la commande à Frank Pelletier. Il va lui même chez ce dernier prendre les livraisons qui sont également cachées dans mon garage. Quant aux certificats de travail, ils sont tantôt fabriqués par Pelletier, tantôt prélevés par une main complice sur le stock préfectoral. Nous y inscrivons le nom d'un patron imaginaire et ainsi le tour est joué.

 Lors de la visite de Pol, au milieu de juin, nous l'informons de notre organisation. Il approuve et, tout en nous inci­tant à la prudence, il nous demande de continuer. Toutefois il nous donne l'ordre de ne pas nous-mêmes remettre les cartes aux destinataires. Nous devons, pour cela, trouver des intermédiaires.

 * * *

Je ne puis achever la relation des faits survenus en 1941 sans rappeler qu'au mois de juin de cette année, Hitler a déclaré la guerre à l'Union Soviétique.

Les communistes de notre région sont alors arrêtés tant par la gestapo que par la police de Vichy. Ils sont internés au camp de Choisel près de Châteaubriant. Parmi eux vingt-sept seront exécutés dans le sinistre lieu qui, depuis lors, se nomme « la carrière des fusillés ». Tous sont morts courageusement.

 Bien que l'occasion ne m'ait pas été donnée de militer avec l'un ou l'autre d'entre eux, je me fais un devoir de saluer leur mémoire. Je ne partage sans doute pas leur idéologie poli­tique. Cependant le but que nous avons, eux et moi, poursuivi est le même : chasser l'occupant et préparer des lendemains qui soient vivables pour tous.

 * * *

Je ne puis terminer la relation de cette année 1941 sans saluer la mémoire de Marin Poirier. Arrêté par l'ennemi, il a été fusillé au terrain de tir du Bèle le 30 août 1941. Il demeure l'une des grandes figures de la Résistance nantaise.

  

1942

 Durant cette année 1942 la majeure partie de notre travail va donc consister à fabriquer les faux papiers. L'apposition des timbres, cachets et photographies est effectuée par moi.

J'ai retrouvé le chiffre exact des fausses cartes sorties de notre « entreprise » au cours de la clandestinité : il s'élève à sept mille trois cent soixante-dix-sept. J'ai tenu la « comptabilité », mais les Allemands ne pouvaient la découvrir: elle était, dans une bouteille, enterrée au fond de mon jardin.

 C'est au cours de l'année 1942 que notre cercle clandestin va s'élargir. C'est d'ailleurs à cette époque que l'ensemble des réseaux de résistance, à travers toute la France, se constitue et s organIse. J'ignore alors les autres groupes, le capitaine Pol m'ayant intimé l'ordre de ne pas chercher à prendre contact avec eux.

 Les Premiers qui sont venus s'agréger à l'équipe consti­tuée entre Charbonnier et moi sont les frères Van Pee.  Ayant, l'un et l'autre, dépassé la trentaine, ils sont originaires de Belgique et  tiennent à   Nantes un magasin de fournitures pour dentistes. Je les ai rencontrés dans un café de la rue Rubens. Au cours de l'entretien, j'ai été convaincu de leur désir de servir. Je les ai invités à travailler avec nous. Ils y ont consenti sans réticence. Ils se sont alors mis aux fausses cartes d'identité. Nous avons milité ensemble jusqu'en 1943. A cette époque, ils ont obliqué vers un autre réseau et je les ai perdus de vue. Je dois préciser que c'est par eux que j'ai été mis en rapports avec le pharmacien Ligonday de Basse-Indre dont l'activité sera considérable.

 De son côté, Charbonnier a recruté deux inspecteurs de police : Péau, du commissariat de Saint-Clément, et Chatellier, affecté à celui de Saint-Similien. Leur rôle est de fournir des renseignements d'ordre général que nous transmettons à Pol. En raison de leur activité, ils sont nécessairement en rapports avec des jeunes désignés pour le S.T.O. ainsi qu'avec des Israélites et divers réfractaires. Ils m'apportent donc fréquem­ment des « commandes» de faux papiers. Péau sera arrêté, à son commissariat, le 29 décembre 1942. Chatellier le sera, lui aussi, quelques jours plus tard, L'un et l'autre mourront en déportation. Je me fais un devoir d'insister sur le patriotisme et l'action efficace de ces deux policiers. Mieux placés que quiconque pour connaître les événements nantais, les intentions de l'occupant, les menaces d'arrestation qui deviennent alors de plus en plus nombreuses, ils nous ont donné d'innombrables renseignements que nous avons transmis à Pol. Leurs indica­tions m'ont été personnellement précieuses, dans la mesure où elles m'ont dès lors permis de connaître les procédés employés par les Allemands et leurs indicateurs en vue d'effectuer les recherches et d'opérer les arrestations.

 J'ai également amené au groupe un Corse, Trani, réparateur de cycles. Il est doté de l'ardent  patriotisme des gens de sa race. De nombreuses cartes d'identité, revêtues par mes soins des cachets et du timbre, sont portées à son atelier qui devient l’un des centres de distribution. Je travaillerai avec lui jusqu'à mon départ de Nantes. Il aura la chance de n'être jamais arrêté. Il devra cependant, ainsi que beaucoup d'autres, fuir son domicile à la fin de 1943.

 J'ai pendant, quelque temps, été en rapports avec un certain Lagarde, âgé d'une trentaine d'années. Il exerce les fonctions de professeur d'Anglais à l'Ecole d 'Hydrographie de Nantes. Pol l'a désigné, pour la région, au titre de chef du service des sabotages». Il participera donc à un certain nombre de coups de chien. En 1943, les Allemands l’arrêteront. Il sera exécuté.

 Baudouin, prothésiste dentaire, est amené  à notre groupe par les Van Pèe. Je le perds de vue en 1943. Il sera arrêté puis déporté, mais un heureux destin le ramènera. Durant toute l'année 1942, les Van Pèe détectent, les hommes ayant besoin de fausses pièces d’identité. Ils m'apportent la photographie de l'intéressé. Je fais le travail et la distribution est faite, soit par eux-mêmes, soit par Trani.

Les transmissions entre Pol et moi ne se font plus par Kerambrun mais par un jeune homme du Mans dont j'ai toujours ignoré le nom. Ce garçon est âgé de dix-sept ou dix-huit ans. Il fait entre Paris et Nantes une navette perpétuelle. Il vient chez moi apporter les instructions. Il en repart porteur de nos l'apports et de nos renseignements.

 Au cours des premiers mois de 1942, toujours sur l'ordre de Pol, je participe à l'acheminement vers les maquis de Corrèze et du Vercors d'un nombre important de jeunes réfrac­taires. Ceux-ci, mis au courant par des voies diverses, de l'exis­tence de notre groupe, s'adressent tant à mes camarades qu'à moi-même, mais le plus souvent à Trani auquel j'ai, au préalable transmis les directives de Pol.

 

 

Procès-Verbal de la Commission de Réforme (1/2)

 

Procès-Verbal de la Commission de Réforme (2/2)

 

Les garçons que nous munissons de faux papiers sont dirigés vers une commune limitrophe de la ligne de démarcation: Athée-sur-Cher, dans l'Indre-et-Loire. Ils ont reçu instruction de s'adresser au curé de cette localité, l'Abbé Lacour. Ils sont porteurs, d’un mot de passe toujours identique: « Yann », ce qui, en Breton, veut dire Jean.

 Le prêtre les met en contact avec un passeur, Gaston Lecote, fermier dont l'exploitation est à cheval sur la ligne de démarcation.

 Je saurai plus tard par Gaston Lecote que l'abbé Lacour. dénoncé par une certaine Nicole Pluveau, a été déporté et est mort au camp de Buchenwald. La dénonciatrice sera plus tard condamnée à mort par la Cour de Justice. Sa peine sera, par la suite, commuée.

 Durant toute cette année, je continue à rouler dans mon taxi. Cela me permet de faire vivre les miens, mais aussi d'accomplir mon travail de résistant. Je profite de mes courses pour recueillir çà et là des renseignements, pour prendre contact avec mes « complices» et, le cas échéant, assurer entre eux des liaisons.

 Je dois avant de terminer cette année 1942, parler d'une très haute personnalité religieuse: Monseigneur Richeux, vicaire général du diocèse de Nantes.

 J'ai eu à maintes occasions, l'honneur de le conduire de Nantes à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, à la maison mère des Sœurs de, Saint-François. Au cours de ces voyages, j'ai eu la satisfaction d'entendre Monseigneur Richeux dire à un prêtre qui montrant ouvertement ses opinions contre le Général de Gaulle, « Qu'il n'avait pas le droit, ni le pouvoir de juger les actes du Général de Gaulle, et, que seule l'histoire, dans l'avenir aurait le pouvoir de prononcer son jugement».

 Lors d'une autre conversation avec ce sympathique religieux, je l’ai entendu me dire: « Que tout Français qui d'une manière ou d'une autre agissait contre l'envahisseur, conservait le droit de porter le nom de Français ».

 Par des mots clairs que j'ai retenus, il me dictait la voie que je devais suivre. Il condamnait très sévèrement les actes des occupants, en particulier les fusillades des 50 otages de Nantes et de Châteaubriant.

 

SOUVENIRS SUR NOS OTAGES

 On nous communique la lettre que M. l'Abbé THÉON, ancien Aumônier de la prison des Rochettes, vient d'adresser à M. CRUESSE, chef de service aux Ponts et Chaussées, à M. le . Médecin-Chef DABAT, à Mme PLATIAU, au sujet de leurs fils fusillés comme otages le 22 octobre 1941.

 

Nantes, le 29 juin 1945.

 

Chers amis,

 Bien des fois, nous avons conversé ensemble de nos chers otages Frédéric Creuzé, Michel Dabat, Jean Platiau. Je crois vous apporter des consolations encore en fixant par écrit quel­ques-uns de mes souvenirs sur les derniers moments de vos fils disparus.

C'est vers Il h. 30 que le 22 octobre 1941, mon supérieur vint me prévenir dans ma classe, à Saint-Stanislas, que deux confrères de Saint-Vincent-de-Paul, M. Billot et M. Bolo m'attendaient au parloir pour me mettre au courant de la mission que je devais remplir. On m'appelait à la prison des Rochettes pour avertir et assister des jeunes gens qui allaient être fusillés en représailles de l'assassinat du colonel Hotz, chef de la Kommandantur, tué de plusieurs coups de revolver deux jours plus tôt, rue du Roi Albert, à Nantes.

 Quelques instants après je cheminais à travers des rues suivies pendant des mois, alors que j'allais dire la messe chaque dimanche à la prison du Conseil de guerre. Depuis quelques temps, je ne m'y présentais plus. On m'avait dit d'abord qu'il n'y avait pas d'interprète pour m'accompagner, puis que tous les prisonniers étaient à Lafayette. Toujours ému, lorsque je m'y rendais, je l'étais particulièrement ce jour-là.

 Au greffe, les secrétaires ne voulurent pas répondre à mes questions et c'est un capitaine Allemand, arrivé peu après qui me mit au courant de ce qu'on attendait de moi. Trois jeunes gens étaient là qui avaient été inscrits sur la .liste des otages et qu'il me fallait avertir et préparer. Déjà il me conduisait, l'exécution doit avoir lieu après 2 heures 30. Vous avez donc deux heures à passer avec eux. Il était, en effet, environ midi et demi à cet instant. J'entre seul dans la cellule et donne en silence une poignée de main et l'accolade aux trois occupants.

 Ils ont déjà compris, et je n'ai qu'un signe affirmatif à faire pour répondre à l'interrogation que tous les trois me posent spontanément. « Nous allons être fusillés ? »

 Déjà ils savaient la mort de Hotz. Les nouvelles vont vite dans les prisons. Dans la matinée on les avait mis ensemble dans une même cellule et, réunissant leurs appréhensions, ils s'étaient posé la question : Va-t-on nous tuer ?

 

Ils en ont maintenant la certitude. Leurs visages se sont durcis. Une volonté farouche marque leurs traits. Pas un soupir, pas une larme, pas une récrimination. Quelle tension suprême! Ils vont mourir pour leur Pays ces trois jeunes gens de vingt ans. Nous causons des nouvelles qui n'ont pu venir jusqu'à eux.

 

 

Liste des Victimes exécutées par les Allemands en représailles de l'assassinat du Feldkommandant de Nantes

 

Peu à peu les visages se détendent et je les presse doucement d'écrire un dernier mot à leurs parents, à leurs amis. Il sera remis aux autorités allemandes qui ont promis de le transmettre.

 Je leur ai demandé s'ils ne voulaient pas me parler en particulier. La réponse a été immédiate. Successivement, dans un coin de la cellule qui est assez grande, je m'entretiens avec chacun d'eux.  Leurs lettres sont maintenant terminées et notre conversation reprend.

 Mais une pensée a traversé mon esprit. Pourquoi ne pas' proposer à ces jeunes chrétiens de recevoir leur Dieu? Ils acceptent avec le même enthousiasme, la même affectueuse reconnaissance. Sera-ce possible? Aurons nous le temps? Dans mon émotion, je n'ai pas prévu toutes les circonstances et je n'ai pas apporté d'Hosties consacrées. Nous ferons vite.

 Au greffe, où je me rends immédiatement on refuse de me laisser sortir. Je parlement et j'obtiens qu'on téléphone à la Kommandantur. De là, on avertit un prêtre de Saint-Donatien qui arrive bientôt avec le Saint Ciboire.

 Alors, a lieu la scène profondément touchante si souvent renouvelée depuis des siècles dans toutes les prisons, les camps de concentration, les mines, les catacombes, où un prêtre a pu pénétrer.

 Le Maître est là. Nous le prions. Ils ont gardé le souvenir de leur première communion, de celles qu'ils ont faites dans leurs collèges chrétiens ou à côté de leurs mamans et de leurs pères. Minute poignante: Le Christ est descendu dans leurs cœurs pour la dernière fois... Nous prions encore. Nous faisons l'action de grâce. Ces forts vont être encore plus forts. Ils acceptent généreusement la mort. Ils font le sacrifice de leur vie pour que la France vive. Ils demandent de prier pour eux et de dire le lendemain une messe « en ornements blancs ». Leur sacrifice n'est pas un deuil. Il est près de trois heures. Un répit providentiel nous a été accordé.

 Nous nous remettons à converser. Des souvenirs s'égrènent, le collège, la vie de famille, les êtres qu'ils chérissent et qu'ils vont quitter. Rien que de ferme, de résolu en tout cela. Tacitement tous les trois veulent oublier que les bourreaux vont venir dans un instant...

 Ils sont là, avec les chaînes qu'ils passent aux mains des victimes, qui suivent jusqu'au camion qui les attend accoté contre la porte de la prison... Tous les trois sont montés, ils me disent un dernier « au revoir ». Ils chantent la Marseillaise... Ils sont partis...

 

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